mardi 5 mai 2015

L’impuissance publique de l’Etat haïtien


Ignoré par ici, affronté effrontément par là, tant comme prestataire de service que le privé ne peut  fournir que comme détenteur du pouvoir de maintenir l’ordre nécessaire à la jouissance des droits et libertés fondamentaux dans la cité, l’Etat haïtien est impuissant et d’une impuissance endémique. Ce diagnostique fait par tous les responsables politiques qui se sont succédé au pouvoir (« l’Etat haïtien est un Etat faible » (M. René Préval)) et repris par les organismes internationaux (« Etat failli ») révèle la carence de l’Etat tant comme dépositaire de la puissance publique que comme l’être providentielle pour le citoyen. En dépit de tout cela, parler d’une (im)puissance publique de l’Etat haïtien relève théoriquement d’un paradoxe que « les théories de l’Etat »  auront du mal à accepter. En effet, si la consubstantialité théorique qui existe entre l’Etat et la puissance publique dispense de se référer à l’un quand on parle de l’autre, comment dans la négation de la puissance publique peut-on encore continuer à parler d’Etat haïtien? Certains ont déjà pris leurs positions dans cette problématique : « l’Etat haïtien n’existe pas »[1], « l’Etat marron »[2], « Entité chaotique ingouvernable ». Cette construction syntagmatique du titre (l’(im)puissance publique de l’Etat haïtien) est sémantiquement un non-sens pour la dogmatique juridique kelsenienne qui fait découler l’Etat de la puissance publique elle-même immanente et d’existence autonome à l’égard de toutes les autres composantes de celui-ci. Au rebours d’un positivisme juridique qui postulerait la puissance publique comme une donnée inscrite dans le marbre, comme un fait indépassable, la thèse de l’impuissance publique de l’Etat haïtien, en se situant dans le paradigme sociopolitique use d’un approche constructiviste de la puissance publique pour apporter une autre lumière dans cette  problématique en postulant l’échec du processus de construction de la puissance publique de l’Etat haïtien. Cet échec pourrait s’expliquer par une monopolisation de la violence légitime et de la production du droit et une légitimation de la monopolisation de la violence légitime et de la production du droit jamais réalisée par l’Etat haïtien. En fait, c’est l’échec d’une répartition du pouvoir politique éternellement et violemment disputée entre les pouvoirs économico-militaro-politiques locaux et un Etat qui a encore raté le tournant de cette nouvelle ère de la légitimation démo-libérale de sa puissance publique.


I-                   De l’échec de la répartition du pouvoir politique entre les pouvoirs économico-militaro-politiques locaux et l’Etat

Le droit pose la puissance publique comme un attribut de la souveraineté nationale et fait de cette dernière une propriété du peuple pour les besoins de la théorie de la hiérarchie des normes. Mais au-delà du discours juridique, le pouvoir de contrainte sur la population de l’organe directeur que le Doyen Maurice Hauriou appelle « le pouvoir minoritaire », a toujours été, d’abord, une question de fait avant d’être une question de droit. Ce pouvoir minoritaire dont parle Hauriou et qui est le détenteur de fait de la puissance publique dans la genèse des Etats est souvent le « pouvoir révolutionnaire ». La puissance publique, d’abord puissance physique, deviendra puissance publique par cet artifice de juridicisation de la puissance physique du pouvoir minoritaire par la mystique de la nationalisation de la souveraineté par la mise en place d’une constitution. L’impuissance publique actuelle de l’Etat haïtien puise ses racines jusque dans les premiers moments d’existence de cette entité étatique. En effet, si le pouvoir révolutionnaire de 1804 est parvenu à faire l’indépendance, l’Etat issus de ce nouvel ordre politique a été incapable de réaliser la monopolisation de la violence légitime indispensable à la production du droit (A) et à légitimer ses tentatives de monopolisation de la violence légitime et de la production du droit (B).


A-    La lutte entre le local et le national pour la monopolisation de la violence légitime et de la production du droit

L’Etat de 1804 aurait pu être étiqueté comme un Etat faible, un Etat sans puissance publique. En effet, si la puissance publique est un attribut surtout de la souveraineté interne, cette dernière était déjà morcelée seulement deux ans après la naissance de l’Etat haïtien. Le calme politique de l’intermède Boyer n’aura pas non plus le sens d’une consolidation de la puissance publique car il manquera à cette dictature comme à tout autre le pouvoir symbolique de légitimation de la monopolisation de la violence légitime. En ce sens, les monarchies où le trône est un apanage du sang royal se légitiment beaucoup plus facilement que les dictatures où la domination sur le peuple n’a aucune assise symbolique, ni rationnelle-légale mais se reposant que sur la force de répression. C’est donc un pouvoir qui change de titulaire à chaque rééquilibrage de la force de feu des groupes économico-militaro-politiques en dehors du pouvoir, en atteste la valse des présidents dont ont eu droit les haïtiens au dix-neuvième siècle et jusqu’au au début du XXème.

            La puissance publique n’est pas la force de répression de l’Etat ni l’organe détenteur des moyen de répression de l’Etat (l’Exécutif). Elle est une abstraction mal connue dans l’imaginaire politique collectif qui se manifeste tantôt par la violence légitime de l’Etat, tantôt par le pouvoir normatif de l’Etat. C’est l’âme de l’Etat. La puissance publique dépasse la force de répression de l’Etat dans ce sens qu’elle n’a plus besoin de recourir à l’exercice de la violence légitime pour se faire obéir. Un papier de justice, en ce sens, produit l’effet contraignant d’un ordre passé sous la menace d’une arme à feu. La puissance publique n’a non plus le droit comme horizon indépassable même quand elle se soumet au droit (dans l’Etat de droit) car le droit auquel elle se soumet est le droit de la puissance publique. Les luttes constantes entre caco et piquet tout au long du XIXe siècle haïtien traduit bien une dispute entre les différents groupes économico-militaro-politiques locaux pour la monopolisation de la violence légitime et de son corollaire normatif. La théorie de la puissance publique exige une certaine continuité dans l’Etat et une rationalisation de la prise du pouvoir qui sont des éléments indispensables à une certaine pédagogie de la puissance publique et du respect populaire de la puissance publique dont les tourments politiques du XIXe siècle privaient les citoyens de l’Etat haïtien.

            En effet, seul la méthode du balayeur balayé semble permettre de comprendre la succession des présidents d’Haïti au cours de son long tumultueux XIXe siècle politique qui se s’achève qu’en 1915. On a eu droit, au cours de ce siècle, à une certaine pédagogie de la prise du pouvoir qui donne une très grande place à la démonstration de sa puissance de feu. Ainsi, le pouvoir central était toujours le pouvoir d’une élite économico-militaro-politique locale portée à Port-au-Prince par son escorte de cacos ou de piquets et qui devient le détenteur de la puissance publique jusqu’à ce qu’une autre élite économico-militaro-politique d’une autre régions du pays ne le chasse du pouvoir. Le développement économique du XIXe siècle haïtien avec existence d’une dizaine de ports ouverts au commerce extérieur a favorisé l’émergence d’une cartographie de l’économie haïtienne polycéphale ou polycentrée. Autour de ces ports se formait donc les élites économiques, militaires et politiques qui luttaient pour la monopolisation de la violence légitime étatique et du pouvoir normatif qui faisait de ces luttes faussement une dispute du pouvoir entre le local et le national.   
  
            On pourrait aborder la question comme l’échec de l’Etat haïtien à monopoliser la violence et à instituer un exercice normé de celle-ci ou l’échec de chacun de ces élites économico-militaro-politiques régionaux à former un Etat national internement souverain pour le moins. Cet échec traduit bien l’insuffisance de la violence étatique à être l’élément essentiel et unique de la puissance publique. Le droit étatique est un système de violence symbolique institué par l’Etat pour se dispenser à recourir tout le temps à la violence réelle. Et toute la difficulté de l’Etat haïtien à s’imposer comme publiquement le plus puissant de l’espace national réside dans ses difficultés à légitimer, par le mode de production du droit, la monopolisation de la violence légitime et pouvoir normatif.    


B-    Les difficultés de la légitimation de la monopolisation de la violence légitime et de la production du droit

La légitimation d’un ordre de chose dans un système social n’est pas de l’ordre du juridique encore moins de celui de la force. Elle est plutôt du symbolique et de l’idéologique. C’est en ces lieux que la légitimité se diffère de la compétence et que certains réfutent la formule de la souveraineté comme « compétence de la compétence » de l’Etat à émettre des normes. On aurait pu dire que la compétence de la souveraineté à rendre l’Etat compétent est le produit de l’inculcation dans le citoyen de l’idéologie de l’Etat et du droit étatique comme forme finie de la rationalisation sociale afin que l’Etat  n’aie pas besoin d’exister de façon permanente en mode Léviathan pour être titulaire de la puissance publique. Ce grand nombre de constitutions et de coup d’Etat qu’a connu Haïti avant 1915 traduit les balbutiements d’un Etat qui cherche à naitre. Et, sous couvert de la lutte contre la corruption, la suppression des ports de province ouverts au commerce extérieure et le désarmement complet des bandes de cacos et de piquets lors de l’occupation américaine peuvent être analysés comme une monopolisation à Port-au-Prince des capacités économico-militaires diffuses sur le territoire. C’est la monopolisation étatique de la violence, mais est-elle légitime ?  
         
            La puissance publique se caractérise par son pouvoir symbolique, défini par Bourdieu comme « pouvoir de constituer le donné par l’énonciation de faire voir et de faire croire de confirmer ou de transformer la vision du monde et par là l’action sur le monde donc le monde. Ce pouvoir quasi magique qui permet obtenir l’équivalent de ce qui est obtenu par la force (physique ou économique) grâce à l’effet spécifique de mobilisation ne exerce que il est reconnu est-à-dire méconnu comme arbitraire ». C’est par ce pouvoir symbolique que la puissance publique pourvoit aux institutions étatiques (judiciaires, administratives, académiques…) le pouvoir d’émettre des actes nationalement crédibles. Cet interminable XIXe siècle politique haïtien qui s’achève par l’occupation du territoire national par une puissance étrangère a été à son crépuscule très funeste pour l’Etat. « L’âge d’or » des cacos et des piquets, quatre présidents en moins d’un an : l’Etat, banque centrale du crédit symbolique dans la société, dans l’inconscient collectif haïtien, a connu l’extrême galvaudage car il a perdu aussi par là « le pouvoir des mots et des mots ordre ; le pouvoir de maintenir ordre ou de le subvertir est la croyance dans la légitimité des mots et de celui qui les prononce, croyance qu’il n’appartient pas aux mots de produire ». La sociologie bourdieusienne offre à la recherche juridique non-positiviste un excellent instrument d’analyse avec sa théorie du pouvoir symbolique.

Si les grands récits hobbesien, lockéen et rousseauiste de la formation de l’Etat théorise sa légitimité en donnant à l’Etat le monopole de la violence  diffuse dans la société en faisant du droit la seule violence officielle, elles ne permettent pas d’expliquer a contrario ses crises de légitimité car trop philosophiques et donc spéculatifs. Mais à l’instar de Michel Miaille dans la lignée de Bourdieu, on peut se poser la question « si le droit est la violence officielle, d'où vient cette violence ? Peut-on la présenter de manière aussi abstraite sans la confronter aux rapports sociaux réels? » Ni, Hobbes, ni Locke, ni Rousseau ne peuvent comprendre cette crise de légitimité de l’Etat haïtien car si pour eux la société est une réalité seconde et que ce sont les individus qui ont choisi librement de créer l’Etat, la lecture de Miaille semble être plus à même d’expliquer la réalité haïtienne car pour ce dernier « […] il n’y a pas de nature humaine, mais que l’homme n’est jamais que l’ensemble des rapports sociaux donnés à un moment déterminé de l’Histoire[…] et que ces rapports sociaux loin d’être harmonieux, traducteur d’un Bien Commun transcendantal, concrétise les contradictions d’une organisation sociale qui fixe les hommes en des places précises dans le processus de production de la vie sociale ».

Les difficultés de la puissance publique de cet Etat haïtien qui peine à se légitimer sont celle d’un Etat qui n’arrive pas à se départir formellement des rapports de force qui l’ont donné naissance, pour s’universaliser dans l’espace national par le biais des « Appareils Idéologiques d’Etat » et donner ainsi raison à Althusser plutôt qu’à Marx. De la révolution de 1843, réclamant un noir au pouvoir au mouvement noiriste de 1946 et ses suites d’événements politiques, les événements politiques n’ont pas cessé de faire état d’un Etat qui n’arrête pas de se particulariser et se localiser en abandonnant des pans entiers de populations et de territoire. L’absence totale de cadastre, d’état civil jusqu’à un certain temps dans diverses parties du pays, l’abandon systématique de l’île de la Navase pourtant reconnue dès la Constitution de 1804 comme territoire d’Haïti sont des signes d’un mode d’être d’un Etat qui se contente d’exister a minima.   

II-                Du ratage du tournant de la légitimation démo-libérale de la puissance de l’Etat
Si la puissance publique a servi à faire émerger l’Etat moderne par « la monopolisation par le prince du droit positif, c’est-à-dire du commandement appelé la loy par Jean Bodin » de l’analyse de Olivier Beaud, elle a pu le faire par les capacités structurantes des attributs hiérarchiques et unilatérales qu’elle a dans sa conception absolutiste. A la faveur de l’expérience de la deuxième guerre mondiale, l’idée de la soumission de la puissance publique au droit avec la théorie de l’Etat de droit sera née sur ce même territoire d’Allemagne qui a vu attendre son apogée sous la plume d’un certain Carl Smith la théorisation absolutiste de la puissance publique. Mais O. Beaud dit constater que « la puissance publique requiert aujourd’hui une légitimation démocratique et libérale, illustrée par la Constitution. Cette dualité de l’Etat contemporain qui est à la fois Etats de citoyens et Etats de sujets correspond à la dualité de la souveraineté moderne qui est partagée entre la puissance publique (monopole de commandement/suggestion des individus) et la légitimation démo-libérale (monopole de la Constitution) ». Haïti rentrera dans cette ère de la légitimation démo-libérale de la puissance publique par une dictature. Et, à la fin de cette dictature en 1986, cette puissance publique en retard d’une ère par rapport aux aspirations démocratiques des citoyens peine à légitimer son pouvoir de contrainte en raison de ces carences quant à la protection des droits civils et politiques (A) et à l’effectivité des droits économiques et sociaux (B).


A-    Les carences de la puissance publique dans la protection des droits civils et politiques

Le pouvoir de police et ses prérogatives (le privilège du préalable et la décision exécutoire) accordées à la puissance ne se justifieraient pas s’il n’avait pas comme finalité l’ordre public défini par la sécurité, la sûreté, la salubrité, la tranquillité publique (la police administrative générale). Ce sont là les conditions basiques nécessaires à la jouissance des libertés fondamentales. La nouvelle conception de la puissance publique issue de la génération de la l’après guerre va intégrer dans les constitutions les droits fondamentaux pour faire du citoyen créancier de ces droits et de la puissance publique le débiteur. La puissance étatique s’oblige non seulement de abstenir des violations des droits et libertés fondamentaux de la personne, mais de protéger ces droits contre l’action d’un tiers. L’Administration est donc la première protectrice des droits et libertés fondamentaux.

Dans cette optique, les prérogatives de puissance publique accordées à l’Administration doivent être vues comme des moyens et non comme des fins. La puissance publique de l’Etat haïtien est donc un moyen pour l’accomplissement d’une mission d’intérêt général et non un attribut immanent de l’Etat au grand dam de la théorie de la puissance publique de Maurice Hauriou. Si en Europe cette instrumentalisation de la puissance publique est réalisée par la responsabilisation de cette dernière devant les tribunaux avec l’insertion dans le droit positif de la notion d’« obligation positive » de l’Etat, en Haïti la protection juridictionnelle des droits et libertés souffre de grandes carences qui constitue un répertoire d’action exploité politiquement par les organisations non-gouvernementales de défense des droits de l’homme, nationales et étrangères.

            La faiblesse de la protection juridictionnelle des  droits et libertés fondamentaux peut s’expliquer d’un côté par l’atrophie de la justice administrative dans le pays. En effet, il n’existe qu’une seule instance juridictionnelle des conflits administratifs dans le pays : la Cour Supérieure des Comptes et du Contentieux Administratif (CSC/CA) qui connait pas mal de recours en dernier ressort. Il faut donc se demander de quoi il en est de l’effectivité de l’exercice du recours pour excès de pouvoir, un mécanisme essentiel dans la protection de l’Etat de droit. D’un autre côté, c’est l’effectivité de la protection venant du juge judiciaire qui est mise en cause. La délicatesse de la menée de l’action publique par l’Administration, dont les prérogatives de puissance publique à elle accordées en sont le témoignage ne dissout pas la sacralité des droits et libertés fondamentaux. Ainsi la protection de certaines libertés est accordée au juge judiciaire plutôt qu’au juge administratif, lui-même jugé trop proche de l’Administration. Là encore le caractère onéreux des procédures judiciaires est une véritable ombrelle anti-procès sur la tête de l’Administration. Un fait permet de soutenir la thèse de cette paralysie technique de la protection juridictionnelle des droits et libertés fondamentaux tant par le juge administratif que par le juge judiciaire : l’absence de procès en responsabilité fait à l’Etat pour ces violation des droits et libertés fondamentaux dans les milieux carcéraux et hospitaliers.

            Le milieu carcéral n’est pas un espace de non-droit pour la personne humaine ni moins un endroit de plein-droit pour la puissance publique. Si la jouissance de certain droit dont l’individu est titulaire est temporairement suspendue, il reste titulaire du droit à la vie entre autre. Divers rapports d’organisations non-gouvernementales de défense des droits de l’homme ont pu faire état sans être contredites des violations des droits de la personne dans les milieux carcéraux haïtiens. Cependant rarissime sont les procès faits contre l’Etat pour ces violations.

            La responsabilité de l’Etat haïtien pour les dommages causés par le personnel médical dans les établissements hospitaliers publics n’est-elle pas un concept méconnu par les usagers du service public médical ? L’opacité médicale dans laquelle les citoyens sont traités dans ces différents établissements laisse perplexe sur les cas de morts assez fréquents recensés et souvent imputés par les ayant-causes des victimes à des fautes de service ou de fautes personnelles. Mais ce qui inquiète dans tout cela c’est la complaisance, propre au personne privée, de l’Etat dans l’immunité juridictionnelle que lui procure l’ignorance par les patients de ce droit à une action judiciaire en responsabilité contre ce dernier pour obtenir un dédommagement pour le préjudice subi.
            Cet état d’insouciance endémique de l’Etat haïtien face aux
 droits du citoyen est la structure d’un formatage empirique du concept d’Etat dans l’inconscient collectif. Ces exercices directs et fréquents de la souveraineté interne de l’Etat par le peuple, dont on est habitué, peut s’expliquer par la distance entre l’Etat constitutionnel haïtien et l’Etat réel en matière des droits et des libertés. C’est un bilan d’impuissance dont le volontarisme populaire entend souvent pallier dans un esprit de sanction des carences de la puissance publique. Si la violation ou ineffectivité des droits civils et politiques sont de véritables faucheuses de la puissance de l’Etat l’ineffectivité des droits économiques et sociaux est tout aussi révélatrice de cette impuissance.            
B-    Les carences de la puissance publique dans l’effectivité des droits économiques et sociaux
La pensée néolibérale, en contestant de plus en plus l’exorbitance des moyens d’action de l’Etat, au nom des libertés individuelles, initie une logique de rationalisation-justification de la puissance publique. En allant jusqu’à camper théoriquement  les libertés individuelles face au service public requérant plus d’Etat, l’économie néolibérale tend à faire des droits économiques et sociaux consacrés dans la Constitution le strict champ d’intervention de l’Etat en puissance dans le socio-économique. Tout en s’abstenant de nuire à la liberté du commerce et d’entreprise, de se comporter comme une personne privée dans le marché, l’Etat s’oblige aux droits économiques et sociaux qui nécessitent la mobilisation de moyens de police (générale et spéciale) mettant en cause la puissance publique et des moyens matériels où cette puissance continue à s’exprimer dans le pouvoir fiscal de l’Etat.
            Mais l’Etat haïtien peut-il se vautrer dans le lit douillet de la théorie du non-interventionnisme de l’Etat au profit d’un libéralisme de marché qui serait, dans l’univers des intérêts particuliers, l’angelus rector qui veille à l’harmonisation des égos dans le sens de l’intérêt général ? L’encart que subit Haïti par rapport aux grands flux économiques met la puissance publique à l’écart du déterminisme traditionnel du marché sur le rôle de l’Etat dans la société. L’Etat haïtien ne peut donc être non-interventionniste que par effet de perspective. Cette tiédeur politique de l’Etat se traduit dans les droits économiques et sociaux (le droit à l’instruction, au travail, à la santé, au logement) par l’institution d’une opposabilité douteuse de ces droits à l’encontre de l’Etat, dans l’état actuel de l’ordonnancement juridique haïtien. Cette position idéologique du juridisme anti-étatique de la Post-Deuxième-Guerre-Mondiale faisant de la menace étatique aux droits civils et politiques la seule vraie menace, laisse les droits économiques et sociaux comme des vœux pieux car n’entrant pas dans l’opposition Etat/individu.

Le problème de la positivité des droits économiques et sociaux évoquée fréquemment pour tolérer les manques de diligence de l’Etat devait pouvoir être couverte en Haïti par l’enjeu de la légitimation démo-libérale pour la puissance publique dont leur effectivité est un atout. Le droit des consommateurs, le droit de la concurrence, le droit du travail, sont des fenêtres qui permettent d’enquérir sur l’impuissance de l’Etat quant à la défense de l’intérêt général et au renforcement de la perception populaire d’un Etat impuissant. Ainsi, concernant les droits économiques et sociaux, c’est autant la capacité de l’Etat à justifier les pouvoirs exorbitants qu’on lui reconnait que son rôle dans l’encadrement des rapports de pouvoir de fait entre les particuliers qui est le baromètre de l’effectivité de la puissance publique.

En effet, le pouvoir n’existe pas qu’entre l’Etat et l’individu. Il existe aussi entre particulier et particulier. Et dans ce cadre privé, il y a des rapports de pouvoir qui sont établis et réglementé par le droit, mais aussi d’autres qui sont des rapports de pouvoir de fait comme le pouvoir de fait du vendeur sur le consommateur, celui du patron sur l’employé ou encore celui des opérateurs économiques les plus forts sur les plus faibles. Dans ces types de rapport où l’on ne peut identifier l’opposition entre l’Etat et l’individu, est pourtant en jeu la puissance publique.  Etant que seul détenteur de pouvoir dans la société en principe, et distributeur exclusif de pouvoir dans les rapports privés, lorsqu’apparait dans ces rapports privés des situations créatrices de pouvoir de fait au profit d’un particulier et contre un autre la souveraineté de l’Etat se voit dans sa capacité à encadrer l’exercice de ce pouvoir pour empêcher des atteintes à la libertés du commerce comme l’Entente, l’Abus de position dominante, l’Exploitation abusive de dépendance économique, ou le Prix abusivement bas. De même, la puissance publique se doit de protéger le droit au travail de l’employé par la formalisation et la procéduralisation des actes de chacun des parties dans un contrat de travail.

 Le cadre économique néolibérale de la Constitution de 1987 où, l’on demande à l’Etat d’être un Etat-arbitre, qui ne peut légalement intervenir dans le marché qu’en se comportant comme un simple opérateur économique, entend réaliser certains droits économiques et sociaux par la sous-traitance de la main invisible du marché. Le faible encadrement de ces rapports inter-particuliers susceptibles d’être des foyers d’atteintes aux droits des individus ou les tolérances étatiques de l’ineffectivité des textes existants impose à se poser la problématique de l’effectivité de la puissance publique haïtienne comme seul pouvoir normateur et seul pouvoir contraignant du territoire sur quoi s’exerce juridiquement la souveraineté de l’Etat. L’impuissance de l’Etat dans les domaines du droit des consommateurs, du droit du travail, du droit de la concurrence garants d’une bonne part des droits économiques et sociaux est de fait et de droit. A un manque de moyens juridique s’ajoute un manque de moyens matériels.

Aujourd’hui nombre de faits laisse subsister une certaine perplexité sur la monopolisation effective de la violence légitime par l’Etat : absence totale de la force publique dans certaines zones du pays, l’impuissance cuisante de la force publique dans certaines zones de la périphérie immédiate de l’Etat central, l’incapacité de l’Etat haïtien à assurer efficacement la police générale dans le sens du droit administratif, et surtout les actions sporadiques de groupes armées à revendications diverses, la méfiance et le délaissement des voies institutionnelles par la population pour la résolution des problèmes de toutes sortes rencontrés sont des symptômes quotidiens de cette impuissance d’un Etat qui en plus n’arrive pas à justifier les prérogatives et privilèges à lui accordées par sa carence à rendre effectifs les droits et libertés de sa population. 

                                       
            Me Emmanuel RAPHAEL, Av.
Détenteur d'un Master 2 en Droit public approfondi à Grenoble 2, France
Professeur à l’Université d'Etat d'Haiti
Membre de l'Observatoire Haïtien du Droit Public et des Politiques Publiques
Coordonnéesarphael1886@yahoo.fr
(+509) 3676-3981





[1] Wargny Christophe, Haïti n'existe pas. 1804-2004 : deux cents ans de solitude, Paris, Autrement « Frontières », 2008
2 Leslie Péan, L’Etat marron, Paris,Tome II, maisonnoeuvre et Larose, 2005