mardi 5 mai 2015

L’impuissance publique de l’Etat haïtien


Ignoré par ici, affronté effrontément par là, tant comme prestataire de service que le privé ne peut  fournir que comme détenteur du pouvoir de maintenir l’ordre nécessaire à la jouissance des droits et libertés fondamentaux dans la cité, l’Etat haïtien est impuissant et d’une impuissance endémique. Ce diagnostique fait par tous les responsables politiques qui se sont succédé au pouvoir (« l’Etat haïtien est un Etat faible » (M. René Préval)) et repris par les organismes internationaux (« Etat failli ») révèle la carence de l’Etat tant comme dépositaire de la puissance publique que comme l’être providentielle pour le citoyen. En dépit de tout cela, parler d’une (im)puissance publique de l’Etat haïtien relève théoriquement d’un paradoxe que « les théories de l’Etat »  auront du mal à accepter. En effet, si la consubstantialité théorique qui existe entre l’Etat et la puissance publique dispense de se référer à l’un quand on parle de l’autre, comment dans la négation de la puissance publique peut-on encore continuer à parler d’Etat haïtien? Certains ont déjà pris leurs positions dans cette problématique : « l’Etat haïtien n’existe pas »[1], « l’Etat marron »[2], « Entité chaotique ingouvernable ». Cette construction syntagmatique du titre (l’(im)puissance publique de l’Etat haïtien) est sémantiquement un non-sens pour la dogmatique juridique kelsenienne qui fait découler l’Etat de la puissance publique elle-même immanente et d’existence autonome à l’égard de toutes les autres composantes de celui-ci. Au rebours d’un positivisme juridique qui postulerait la puissance publique comme une donnée inscrite dans le marbre, comme un fait indépassable, la thèse de l’impuissance publique de l’Etat haïtien, en se situant dans le paradigme sociopolitique use d’un approche constructiviste de la puissance publique pour apporter une autre lumière dans cette  problématique en postulant l’échec du processus de construction de la puissance publique de l’Etat haïtien. Cet échec pourrait s’expliquer par une monopolisation de la violence légitime et de la production du droit et une légitimation de la monopolisation de la violence légitime et de la production du droit jamais réalisée par l’Etat haïtien. En fait, c’est l’échec d’une répartition du pouvoir politique éternellement et violemment disputée entre les pouvoirs économico-militaro-politiques locaux et un Etat qui a encore raté le tournant de cette nouvelle ère de la légitimation démo-libérale de sa puissance publique.


I-                   De l’échec de la répartition du pouvoir politique entre les pouvoirs économico-militaro-politiques locaux et l’Etat

Le droit pose la puissance publique comme un attribut de la souveraineté nationale et fait de cette dernière une propriété du peuple pour les besoins de la théorie de la hiérarchie des normes. Mais au-delà du discours juridique, le pouvoir de contrainte sur la population de l’organe directeur que le Doyen Maurice Hauriou appelle « le pouvoir minoritaire », a toujours été, d’abord, une question de fait avant d’être une question de droit. Ce pouvoir minoritaire dont parle Hauriou et qui est le détenteur de fait de la puissance publique dans la genèse des Etats est souvent le « pouvoir révolutionnaire ». La puissance publique, d’abord puissance physique, deviendra puissance publique par cet artifice de juridicisation de la puissance physique du pouvoir minoritaire par la mystique de la nationalisation de la souveraineté par la mise en place d’une constitution. L’impuissance publique actuelle de l’Etat haïtien puise ses racines jusque dans les premiers moments d’existence de cette entité étatique. En effet, si le pouvoir révolutionnaire de 1804 est parvenu à faire l’indépendance, l’Etat issus de ce nouvel ordre politique a été incapable de réaliser la monopolisation de la violence légitime indispensable à la production du droit (A) et à légitimer ses tentatives de monopolisation de la violence légitime et de la production du droit (B).


A-    La lutte entre le local et le national pour la monopolisation de la violence légitime et de la production du droit

L’Etat de 1804 aurait pu être étiqueté comme un Etat faible, un Etat sans puissance publique. En effet, si la puissance publique est un attribut surtout de la souveraineté interne, cette dernière était déjà morcelée seulement deux ans après la naissance de l’Etat haïtien. Le calme politique de l’intermède Boyer n’aura pas non plus le sens d’une consolidation de la puissance publique car il manquera à cette dictature comme à tout autre le pouvoir symbolique de légitimation de la monopolisation de la violence légitime. En ce sens, les monarchies où le trône est un apanage du sang royal se légitiment beaucoup plus facilement que les dictatures où la domination sur le peuple n’a aucune assise symbolique, ni rationnelle-légale mais se reposant que sur la force de répression. C’est donc un pouvoir qui change de titulaire à chaque rééquilibrage de la force de feu des groupes économico-militaro-politiques en dehors du pouvoir, en atteste la valse des présidents dont ont eu droit les haïtiens au dix-neuvième siècle et jusqu’au au début du XXème.

            La puissance publique n’est pas la force de répression de l’Etat ni l’organe détenteur des moyen de répression de l’Etat (l’Exécutif). Elle est une abstraction mal connue dans l’imaginaire politique collectif qui se manifeste tantôt par la violence légitime de l’Etat, tantôt par le pouvoir normatif de l’Etat. C’est l’âme de l’Etat. La puissance publique dépasse la force de répression de l’Etat dans ce sens qu’elle n’a plus besoin de recourir à l’exercice de la violence légitime pour se faire obéir. Un papier de justice, en ce sens, produit l’effet contraignant d’un ordre passé sous la menace d’une arme à feu. La puissance publique n’a non plus le droit comme horizon indépassable même quand elle se soumet au droit (dans l’Etat de droit) car le droit auquel elle se soumet est le droit de la puissance publique. Les luttes constantes entre caco et piquet tout au long du XIXe siècle haïtien traduit bien une dispute entre les différents groupes économico-militaro-politiques locaux pour la monopolisation de la violence légitime et de son corollaire normatif. La théorie de la puissance publique exige une certaine continuité dans l’Etat et une rationalisation de la prise du pouvoir qui sont des éléments indispensables à une certaine pédagogie de la puissance publique et du respect populaire de la puissance publique dont les tourments politiques du XIXe siècle privaient les citoyens de l’Etat haïtien.

            En effet, seul la méthode du balayeur balayé semble permettre de comprendre la succession des présidents d’Haïti au cours de son long tumultueux XIXe siècle politique qui se s’achève qu’en 1915. On a eu droit, au cours de ce siècle, à une certaine pédagogie de la prise du pouvoir qui donne une très grande place à la démonstration de sa puissance de feu. Ainsi, le pouvoir central était toujours le pouvoir d’une élite économico-militaro-politique locale portée à Port-au-Prince par son escorte de cacos ou de piquets et qui devient le détenteur de la puissance publique jusqu’à ce qu’une autre élite économico-militaro-politique d’une autre régions du pays ne le chasse du pouvoir. Le développement économique du XIXe siècle haïtien avec existence d’une dizaine de ports ouverts au commerce extérieur a favorisé l’émergence d’une cartographie de l’économie haïtienne polycéphale ou polycentrée. Autour de ces ports se formait donc les élites économiques, militaires et politiques qui luttaient pour la monopolisation de la violence légitime étatique et du pouvoir normatif qui faisait de ces luttes faussement une dispute du pouvoir entre le local et le national.   
  
            On pourrait aborder la question comme l’échec de l’Etat haïtien à monopoliser la violence et à instituer un exercice normé de celle-ci ou l’échec de chacun de ces élites économico-militaro-politiques régionaux à former un Etat national internement souverain pour le moins. Cet échec traduit bien l’insuffisance de la violence étatique à être l’élément essentiel et unique de la puissance publique. Le droit étatique est un système de violence symbolique institué par l’Etat pour se dispenser à recourir tout le temps à la violence réelle. Et toute la difficulté de l’Etat haïtien à s’imposer comme publiquement le plus puissant de l’espace national réside dans ses difficultés à légitimer, par le mode de production du droit, la monopolisation de la violence légitime et pouvoir normatif.    


B-    Les difficultés de la légitimation de la monopolisation de la violence légitime et de la production du droit

La légitimation d’un ordre de chose dans un système social n’est pas de l’ordre du juridique encore moins de celui de la force. Elle est plutôt du symbolique et de l’idéologique. C’est en ces lieux que la légitimité se diffère de la compétence et que certains réfutent la formule de la souveraineté comme « compétence de la compétence » de l’Etat à émettre des normes. On aurait pu dire que la compétence de la souveraineté à rendre l’Etat compétent est le produit de l’inculcation dans le citoyen de l’idéologie de l’Etat et du droit étatique comme forme finie de la rationalisation sociale afin que l’Etat  n’aie pas besoin d’exister de façon permanente en mode Léviathan pour être titulaire de la puissance publique. Ce grand nombre de constitutions et de coup d’Etat qu’a connu Haïti avant 1915 traduit les balbutiements d’un Etat qui cherche à naitre. Et, sous couvert de la lutte contre la corruption, la suppression des ports de province ouverts au commerce extérieure et le désarmement complet des bandes de cacos et de piquets lors de l’occupation américaine peuvent être analysés comme une monopolisation à Port-au-Prince des capacités économico-militaires diffuses sur le territoire. C’est la monopolisation étatique de la violence, mais est-elle légitime ?  
         
            La puissance publique se caractérise par son pouvoir symbolique, défini par Bourdieu comme « pouvoir de constituer le donné par l’énonciation de faire voir et de faire croire de confirmer ou de transformer la vision du monde et par là l’action sur le monde donc le monde. Ce pouvoir quasi magique qui permet obtenir l’équivalent de ce qui est obtenu par la force (physique ou économique) grâce à l’effet spécifique de mobilisation ne exerce que il est reconnu est-à-dire méconnu comme arbitraire ». C’est par ce pouvoir symbolique que la puissance publique pourvoit aux institutions étatiques (judiciaires, administratives, académiques…) le pouvoir d’émettre des actes nationalement crédibles. Cet interminable XIXe siècle politique haïtien qui s’achève par l’occupation du territoire national par une puissance étrangère a été à son crépuscule très funeste pour l’Etat. « L’âge d’or » des cacos et des piquets, quatre présidents en moins d’un an : l’Etat, banque centrale du crédit symbolique dans la société, dans l’inconscient collectif haïtien, a connu l’extrême galvaudage car il a perdu aussi par là « le pouvoir des mots et des mots ordre ; le pouvoir de maintenir ordre ou de le subvertir est la croyance dans la légitimité des mots et de celui qui les prononce, croyance qu’il n’appartient pas aux mots de produire ». La sociologie bourdieusienne offre à la recherche juridique non-positiviste un excellent instrument d’analyse avec sa théorie du pouvoir symbolique.

Si les grands récits hobbesien, lockéen et rousseauiste de la formation de l’Etat théorise sa légitimité en donnant à l’Etat le monopole de la violence  diffuse dans la société en faisant du droit la seule violence officielle, elles ne permettent pas d’expliquer a contrario ses crises de légitimité car trop philosophiques et donc spéculatifs. Mais à l’instar de Michel Miaille dans la lignée de Bourdieu, on peut se poser la question « si le droit est la violence officielle, d'où vient cette violence ? Peut-on la présenter de manière aussi abstraite sans la confronter aux rapports sociaux réels? » Ni, Hobbes, ni Locke, ni Rousseau ne peuvent comprendre cette crise de légitimité de l’Etat haïtien car si pour eux la société est une réalité seconde et que ce sont les individus qui ont choisi librement de créer l’Etat, la lecture de Miaille semble être plus à même d’expliquer la réalité haïtienne car pour ce dernier « […] il n’y a pas de nature humaine, mais que l’homme n’est jamais que l’ensemble des rapports sociaux donnés à un moment déterminé de l’Histoire[…] et que ces rapports sociaux loin d’être harmonieux, traducteur d’un Bien Commun transcendantal, concrétise les contradictions d’une organisation sociale qui fixe les hommes en des places précises dans le processus de production de la vie sociale ».

Les difficultés de la puissance publique de cet Etat haïtien qui peine à se légitimer sont celle d’un Etat qui n’arrive pas à se départir formellement des rapports de force qui l’ont donné naissance, pour s’universaliser dans l’espace national par le biais des « Appareils Idéologiques d’Etat » et donner ainsi raison à Althusser plutôt qu’à Marx. De la révolution de 1843, réclamant un noir au pouvoir au mouvement noiriste de 1946 et ses suites d’événements politiques, les événements politiques n’ont pas cessé de faire état d’un Etat qui n’arrête pas de se particulariser et se localiser en abandonnant des pans entiers de populations et de territoire. L’absence totale de cadastre, d’état civil jusqu’à un certain temps dans diverses parties du pays, l’abandon systématique de l’île de la Navase pourtant reconnue dès la Constitution de 1804 comme territoire d’Haïti sont des signes d’un mode d’être d’un Etat qui se contente d’exister a minima.   

II-                Du ratage du tournant de la légitimation démo-libérale de la puissance de l’Etat
Si la puissance publique a servi à faire émerger l’Etat moderne par « la monopolisation par le prince du droit positif, c’est-à-dire du commandement appelé la loy par Jean Bodin » de l’analyse de Olivier Beaud, elle a pu le faire par les capacités structurantes des attributs hiérarchiques et unilatérales qu’elle a dans sa conception absolutiste. A la faveur de l’expérience de la deuxième guerre mondiale, l’idée de la soumission de la puissance publique au droit avec la théorie de l’Etat de droit sera née sur ce même territoire d’Allemagne qui a vu attendre son apogée sous la plume d’un certain Carl Smith la théorisation absolutiste de la puissance publique. Mais O. Beaud dit constater que « la puissance publique requiert aujourd’hui une légitimation démocratique et libérale, illustrée par la Constitution. Cette dualité de l’Etat contemporain qui est à la fois Etats de citoyens et Etats de sujets correspond à la dualité de la souveraineté moderne qui est partagée entre la puissance publique (monopole de commandement/suggestion des individus) et la légitimation démo-libérale (monopole de la Constitution) ». Haïti rentrera dans cette ère de la légitimation démo-libérale de la puissance publique par une dictature. Et, à la fin de cette dictature en 1986, cette puissance publique en retard d’une ère par rapport aux aspirations démocratiques des citoyens peine à légitimer son pouvoir de contrainte en raison de ces carences quant à la protection des droits civils et politiques (A) et à l’effectivité des droits économiques et sociaux (B).


A-    Les carences de la puissance publique dans la protection des droits civils et politiques

Le pouvoir de police et ses prérogatives (le privilège du préalable et la décision exécutoire) accordées à la puissance ne se justifieraient pas s’il n’avait pas comme finalité l’ordre public défini par la sécurité, la sûreté, la salubrité, la tranquillité publique (la police administrative générale). Ce sont là les conditions basiques nécessaires à la jouissance des libertés fondamentales. La nouvelle conception de la puissance publique issue de la génération de la l’après guerre va intégrer dans les constitutions les droits fondamentaux pour faire du citoyen créancier de ces droits et de la puissance publique le débiteur. La puissance étatique s’oblige non seulement de abstenir des violations des droits et libertés fondamentaux de la personne, mais de protéger ces droits contre l’action d’un tiers. L’Administration est donc la première protectrice des droits et libertés fondamentaux.

Dans cette optique, les prérogatives de puissance publique accordées à l’Administration doivent être vues comme des moyens et non comme des fins. La puissance publique de l’Etat haïtien est donc un moyen pour l’accomplissement d’une mission d’intérêt général et non un attribut immanent de l’Etat au grand dam de la théorie de la puissance publique de Maurice Hauriou. Si en Europe cette instrumentalisation de la puissance publique est réalisée par la responsabilisation de cette dernière devant les tribunaux avec l’insertion dans le droit positif de la notion d’« obligation positive » de l’Etat, en Haïti la protection juridictionnelle des droits et libertés souffre de grandes carences qui constitue un répertoire d’action exploité politiquement par les organisations non-gouvernementales de défense des droits de l’homme, nationales et étrangères.

            La faiblesse de la protection juridictionnelle des  droits et libertés fondamentaux peut s’expliquer d’un côté par l’atrophie de la justice administrative dans le pays. En effet, il n’existe qu’une seule instance juridictionnelle des conflits administratifs dans le pays : la Cour Supérieure des Comptes et du Contentieux Administratif (CSC/CA) qui connait pas mal de recours en dernier ressort. Il faut donc se demander de quoi il en est de l’effectivité de l’exercice du recours pour excès de pouvoir, un mécanisme essentiel dans la protection de l’Etat de droit. D’un autre côté, c’est l’effectivité de la protection venant du juge judiciaire qui est mise en cause. La délicatesse de la menée de l’action publique par l’Administration, dont les prérogatives de puissance publique à elle accordées en sont le témoignage ne dissout pas la sacralité des droits et libertés fondamentaux. Ainsi la protection de certaines libertés est accordée au juge judiciaire plutôt qu’au juge administratif, lui-même jugé trop proche de l’Administration. Là encore le caractère onéreux des procédures judiciaires est une véritable ombrelle anti-procès sur la tête de l’Administration. Un fait permet de soutenir la thèse de cette paralysie technique de la protection juridictionnelle des droits et libertés fondamentaux tant par le juge administratif que par le juge judiciaire : l’absence de procès en responsabilité fait à l’Etat pour ces violation des droits et libertés fondamentaux dans les milieux carcéraux et hospitaliers.

            Le milieu carcéral n’est pas un espace de non-droit pour la personne humaine ni moins un endroit de plein-droit pour la puissance publique. Si la jouissance de certain droit dont l’individu est titulaire est temporairement suspendue, il reste titulaire du droit à la vie entre autre. Divers rapports d’organisations non-gouvernementales de défense des droits de l’homme ont pu faire état sans être contredites des violations des droits de la personne dans les milieux carcéraux haïtiens. Cependant rarissime sont les procès faits contre l’Etat pour ces violations.

            La responsabilité de l’Etat haïtien pour les dommages causés par le personnel médical dans les établissements hospitaliers publics n’est-elle pas un concept méconnu par les usagers du service public médical ? L’opacité médicale dans laquelle les citoyens sont traités dans ces différents établissements laisse perplexe sur les cas de morts assez fréquents recensés et souvent imputés par les ayant-causes des victimes à des fautes de service ou de fautes personnelles. Mais ce qui inquiète dans tout cela c’est la complaisance, propre au personne privée, de l’Etat dans l’immunité juridictionnelle que lui procure l’ignorance par les patients de ce droit à une action judiciaire en responsabilité contre ce dernier pour obtenir un dédommagement pour le préjudice subi.
            Cet état d’insouciance endémique de l’Etat haïtien face aux
 droits du citoyen est la structure d’un formatage empirique du concept d’Etat dans l’inconscient collectif. Ces exercices directs et fréquents de la souveraineté interne de l’Etat par le peuple, dont on est habitué, peut s’expliquer par la distance entre l’Etat constitutionnel haïtien et l’Etat réel en matière des droits et des libertés. C’est un bilan d’impuissance dont le volontarisme populaire entend souvent pallier dans un esprit de sanction des carences de la puissance publique. Si la violation ou ineffectivité des droits civils et politiques sont de véritables faucheuses de la puissance de l’Etat l’ineffectivité des droits économiques et sociaux est tout aussi révélatrice de cette impuissance.            
B-    Les carences de la puissance publique dans l’effectivité des droits économiques et sociaux
La pensée néolibérale, en contestant de plus en plus l’exorbitance des moyens d’action de l’Etat, au nom des libertés individuelles, initie une logique de rationalisation-justification de la puissance publique. En allant jusqu’à camper théoriquement  les libertés individuelles face au service public requérant plus d’Etat, l’économie néolibérale tend à faire des droits économiques et sociaux consacrés dans la Constitution le strict champ d’intervention de l’Etat en puissance dans le socio-économique. Tout en s’abstenant de nuire à la liberté du commerce et d’entreprise, de se comporter comme une personne privée dans le marché, l’Etat s’oblige aux droits économiques et sociaux qui nécessitent la mobilisation de moyens de police (générale et spéciale) mettant en cause la puissance publique et des moyens matériels où cette puissance continue à s’exprimer dans le pouvoir fiscal de l’Etat.
            Mais l’Etat haïtien peut-il se vautrer dans le lit douillet de la théorie du non-interventionnisme de l’Etat au profit d’un libéralisme de marché qui serait, dans l’univers des intérêts particuliers, l’angelus rector qui veille à l’harmonisation des égos dans le sens de l’intérêt général ? L’encart que subit Haïti par rapport aux grands flux économiques met la puissance publique à l’écart du déterminisme traditionnel du marché sur le rôle de l’Etat dans la société. L’Etat haïtien ne peut donc être non-interventionniste que par effet de perspective. Cette tiédeur politique de l’Etat se traduit dans les droits économiques et sociaux (le droit à l’instruction, au travail, à la santé, au logement) par l’institution d’une opposabilité douteuse de ces droits à l’encontre de l’Etat, dans l’état actuel de l’ordonnancement juridique haïtien. Cette position idéologique du juridisme anti-étatique de la Post-Deuxième-Guerre-Mondiale faisant de la menace étatique aux droits civils et politiques la seule vraie menace, laisse les droits économiques et sociaux comme des vœux pieux car n’entrant pas dans l’opposition Etat/individu.

Le problème de la positivité des droits économiques et sociaux évoquée fréquemment pour tolérer les manques de diligence de l’Etat devait pouvoir être couverte en Haïti par l’enjeu de la légitimation démo-libérale pour la puissance publique dont leur effectivité est un atout. Le droit des consommateurs, le droit de la concurrence, le droit du travail, sont des fenêtres qui permettent d’enquérir sur l’impuissance de l’Etat quant à la défense de l’intérêt général et au renforcement de la perception populaire d’un Etat impuissant. Ainsi, concernant les droits économiques et sociaux, c’est autant la capacité de l’Etat à justifier les pouvoirs exorbitants qu’on lui reconnait que son rôle dans l’encadrement des rapports de pouvoir de fait entre les particuliers qui est le baromètre de l’effectivité de la puissance publique.

En effet, le pouvoir n’existe pas qu’entre l’Etat et l’individu. Il existe aussi entre particulier et particulier. Et dans ce cadre privé, il y a des rapports de pouvoir qui sont établis et réglementé par le droit, mais aussi d’autres qui sont des rapports de pouvoir de fait comme le pouvoir de fait du vendeur sur le consommateur, celui du patron sur l’employé ou encore celui des opérateurs économiques les plus forts sur les plus faibles. Dans ces types de rapport où l’on ne peut identifier l’opposition entre l’Etat et l’individu, est pourtant en jeu la puissance publique.  Etant que seul détenteur de pouvoir dans la société en principe, et distributeur exclusif de pouvoir dans les rapports privés, lorsqu’apparait dans ces rapports privés des situations créatrices de pouvoir de fait au profit d’un particulier et contre un autre la souveraineté de l’Etat se voit dans sa capacité à encadrer l’exercice de ce pouvoir pour empêcher des atteintes à la libertés du commerce comme l’Entente, l’Abus de position dominante, l’Exploitation abusive de dépendance économique, ou le Prix abusivement bas. De même, la puissance publique se doit de protéger le droit au travail de l’employé par la formalisation et la procéduralisation des actes de chacun des parties dans un contrat de travail.

 Le cadre économique néolibérale de la Constitution de 1987 où, l’on demande à l’Etat d’être un Etat-arbitre, qui ne peut légalement intervenir dans le marché qu’en se comportant comme un simple opérateur économique, entend réaliser certains droits économiques et sociaux par la sous-traitance de la main invisible du marché. Le faible encadrement de ces rapports inter-particuliers susceptibles d’être des foyers d’atteintes aux droits des individus ou les tolérances étatiques de l’ineffectivité des textes existants impose à se poser la problématique de l’effectivité de la puissance publique haïtienne comme seul pouvoir normateur et seul pouvoir contraignant du territoire sur quoi s’exerce juridiquement la souveraineté de l’Etat. L’impuissance de l’Etat dans les domaines du droit des consommateurs, du droit du travail, du droit de la concurrence garants d’une bonne part des droits économiques et sociaux est de fait et de droit. A un manque de moyens juridique s’ajoute un manque de moyens matériels.

Aujourd’hui nombre de faits laisse subsister une certaine perplexité sur la monopolisation effective de la violence légitime par l’Etat : absence totale de la force publique dans certaines zones du pays, l’impuissance cuisante de la force publique dans certaines zones de la périphérie immédiate de l’Etat central, l’incapacité de l’Etat haïtien à assurer efficacement la police générale dans le sens du droit administratif, et surtout les actions sporadiques de groupes armées à revendications diverses, la méfiance et le délaissement des voies institutionnelles par la population pour la résolution des problèmes de toutes sortes rencontrés sont des symptômes quotidiens de cette impuissance d’un Etat qui en plus n’arrive pas à justifier les prérogatives et privilèges à lui accordées par sa carence à rendre effectifs les droits et libertés de sa population. 

                                       
            Me Emmanuel RAPHAEL, Av.
Détenteur d'un Master 2 en Droit public approfondi à Grenoble 2, France
Professeur à l’Université d'Etat d'Haiti
Membre de l'Observatoire Haïtien du Droit Public et des Politiques Publiques
Coordonnéesarphael1886@yahoo.fr
(+509) 3676-3981





[1] Wargny Christophe, Haïti n'existe pas. 1804-2004 : deux cents ans de solitude, Paris, Autrement « Frontières », 2008
2 Leslie Péan, L’Etat marron, Paris,Tome II, maisonnoeuvre et Larose, 2005

La puissance publique ou la relation Etat/ individu


Haïti vient de faire son entrée dans la lutte antiterroriste à travers le monde avec le vote et la promulgation de la loi sanctionnant le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme. Les débats qui ont eu lieu à l’occasion de la procédure législative et l’action des divers groupes d’intérêts de la société civile traduisent bien la sensibilité politique de la question de la limitation de l’exercice des droits et libertés fondamentaux au profit de la puissance publique même à des fins sécuritaires.  En effet, on peut essayer de représenter cette abstraction qu’est la puissance publique par une aiguille oscillant entre deux pôles sur un cadran : entre l’Etat et l’individu. L’aiguille n’est jamais dans un état de repos complet car la vie politique (la vie dans la cité) est toujours une lutte entre les gouvernants cherchant à augmenter leurs pouvoirs de contrainte et les gouvernés veillant à limiter de plus en plus les pouvoirs de l’être étatique.

La puissance publique est, pourtant, un concept non-juridique dans le discours juridique ; en servant de socle à la théorie de l’acte administratif en droit administratif, elle justifie un ordre de chose juridique, mais n’est pas juridiquement justifiable. C’est comme un principe : elle ne se sait pas, elle se sent. En cela, sa rétivité à livrer sa vraie nature heurte le positivisme juridique habitué à penser ses concepts en termes de certitude logique. Cette capacité immanente et inconditionnelle de l’Etat sera donc posée comme une donnée que le concept de puissance publique sera chargée d’assurer une existence réelle par l’adhésion populaire à la mystique de l’Etat, à grands coups de renfort de l’effet idéologique de l’étatisation du monde.

            En revanche, les corollaires du postulat de la puissance publique, à savoir les prérogatives de puissance publique se sont faites dénudées quant à l’imprécision de leur contenu, à l’évolution de ce contenu dans l’histoire du droit et, à la clé, la relativité de leur contenu face à l’état des rapports de force entre l’Etat et les individus. Ainsi, l’exercice des pouvoirs de puissance publique s’accompagne d’un exercice perpétuel de leur légitimation mettant en concurrence Etat et acteurs non-étatiques. C’est là un grain de sable dans l’arrangement mécaniciste des éléments du pouvoir de contrainte de l’Etat dans le positivisme juridique : puissance publique entrainant prérogative de puissance publique entrainant exercice des prérogatives de puissance publique. Cette dynamique de lutte pour la légitimation et la monopolisation du pouvoir de légitimation de l’exercice même des prérogatives de puissance publique qui marque un retour de l’acteur individuel tant dans le champ politico-juridique (I) que dans le domaine des politiques publiques (II) semble connaitre dans le domaine des droits et libertés fondamentaux, avec la lutte antiterroriste au niveau mondial, une période de grand trouble dont nous autres en Haïti commençons à avoir les répliques (III).


I-                   La relation Etat/individu dans le champ politico-juridique

Conçue à partir d’un type de rapport bien spécifique entre l’individu et le pouvoir à un temps T de l’histoire de la construction de l’Etat, la notion de puissance publique, encore à l’époque moderne, renvoie à trois idées principales : indivisibilité, unilatéralité, inégalité du pouvoir étatique par rapport à l’individu. En effet, la puissance publique étatique s’est construite dans l’indifférenciation des pouvoirs exécutif, législatif et juridictionnel entre les mains du souverain. L’opération de conceptualisation de ce rapport par le positivisme juridique, en gommant le rapport politique sous-tendu, débouche sur le concept de puissance publique dont la nature « prend une valeur intrinsèque et comme une portée spirituelle »[1]. Ici l’Etat est puissance publique indépendamment de l’individu ; il l’est ontologiquement ; l’origine de cette puissance est donc inconnue.

Pour le professeur Nicolas Chifflot, toute la difficulté de l’approche classique à définir la puissance publique vient de leur méthode d’approche du concept. En effet, il fait remarquer que « les recherches entreprises ont souvent conduit à caractériser la prérogative de puissance publique comme une notion ou un concept substantiel, par lequel on entend traditionnellement leur assigner un contenu plus ou moins fixe »[2].

            Un courant de pensée, dit subjectiviste développé par M. Georg Jellinek, tout en considérant les propriétés d’indivisibilité, d’unilatéralité et d’inégalité fait voir les prérogatives de puissance publique « comme ordonnant à leur niveau le monde intentionnel d’après des buts et tenter de les analyser comme autant d’unités téléologiques, c’est-a-dire, en terme de fonction et de relation juridique »[3]. Cette perspective fait des prérogatives de puissance publique un droit subjectif de l’Administration, « comme le moyen d’action naturel de l’Administration-puissance et comme le signe distinctif de sa nature supérieure »[4] en raison de sa fonction suivant un rapport de droit spécifique de l’Etat avec l’individu. La nuance c’est que les prérogatives de puissance publique de l’Etat ne sont pas, dans cette perspective, une fin mais un moyen en rapport à ses missions d’intérêt général. S’appuyant sur la quasi impossibilité à trouver à la notion de prérogative de puissance publique un contenu juridique certain en raison de son évolution, l’auteur fait remarquer qu’« […] en la matière, les prérogatives sont le plus souvent analysées à la marge de cette dialectique de l’individu et du pouvoir qui se trouve pourtant au fondement même de leur existence […] »[5].

            Ce sont ces visions absolutiste puis subjectiviste ou essentialiste de la puissance publique qui ont constitué l’orthodoxie juridique en matière de pouvoir normatif de l’Etat. Cette vision encore dominante des rapports entre l’Etat et l’individu a été à la base de l’Etat de police et de l’Etat légal qui concevait que toute limite de la souveraineté de l’Etat par le droit est une négation de cette souveraineté. Mais à l’inverse l’Etat de droit s’appuie sur une toute autre approche. Aux prérogatives de puissance publique (la décision exécutoire, le privilège du préalable, le privilège de juridiction, l’immunité pénale) sont associées des sujétions de puissance publique (le principe de l’intérêt général comme condition limitative de toute action de l’Administration, le respect du principe d’égalité, le principe de légalité, principe d’inaliénabilité du domaine publique, principe de continuité du service public). La puissance publique est même devenue pour certains spécialistes du droit constitutionnel un mot barbare. Cette notion qui ne s’utilise presque plus en droit constitutionnel jouit encore d’une hégémonie contestée en droit administratif à travers la théorie de la puissance publique du Doyen Maurice Hauriou. C’est l’opposition notable entre la théorie de la puissance publique et celle du service public de Léon Duguit quand à la détermination des critères d’existence de l’acte administratif.

L’avènement de l’Etat de droit se fera par la désacralisation accompagnée de la rationalisation de la puissance publique. Ce processus s’est réalisé par la fondamentalisation [action de rendre fondamental] de certains droits et libertés qui seront dits intangibles : ce sont des droits matériels (des droits touchant à l’intégrité physique et intellectuelle de l’homme) comme le droit à la vie, le droit de ne pas subir des actes dégradants et inhumains, le droit de résistances à l’oppression, droit à la liberté, etc. et des droits garanties, dits droits procéduraux, sans lesquelles les droits matériels n’auraient aucune effectivité comme le droit à un juge, le droit à un procès équitable, le droit à la défense, le droit à un recours effectif.

Aujourd’hui, par l’établissement des systèmes supranationaux (Commission Interaméricaine des Droits de l’Homme, Cour Européenne de Justice, Cour Européenne des Droits de l’Homme…) de recours en matière des droits individuels on assiste à une instrumentalisation progressive de la puissance publique aux fins de la protection des droits fondamentaux.  C’est du constat de cette propriété de compressibilité/expansibilité dont font montre les prérogatives de puissance publique à l’endroit de l’individu que, rejettant l’idée hobbesienne que les prérogatives de puissance publique puissent être des attributs naturels de l’Etat inconditionnellement, et considérant l’idée des prérogatives de puissance publique comme des droit-moyens, le professeur Nicolas Chifflot va faire de la puissance publique « une certaine qualité de relation entre l’Etat et les individus ».

Mais ce profil bas auquel est contraint la puissance publique dans cette modernité droit-de-l’hommiste a cours autant dans le domaine du droit que celui de la gouvernance étatique.


II-                La relation Etat/individu dans le domaine des politiques publiques

Ce nouveau paradigme qui fait de la puissance publique une certaine qualité de relation entre l’Etat et les individus ne restera pas d’aucune influence dans le domaine des idées en politique publique. Ce qui peut faire de la puissance publique un point d’intérêt dans l’analyse de politique publique ce sont les catégories du nouveau paradigme des sciences politiques iconoclastes à l’endroit d’une conception juridique absolutiste, hiérarchiste, unitariste et centraliste de la puissance publique. Ce « post strong state area »[6], qui semble traduire un changement de statut du citoyen face à la puissance publique, tend à faire de l’individu une variable à prendre en compte dans la détermination du périmètre et des modes de l’action de l’Etat dans la mise en œuvre des politiques publiques et l’Etat, un acteur comme un autre dans ce processus de légitimation de ces politiques publiques.

Par ailleurs, si l’approche politiste de l’action publique conjure la caducité de cet unilatéralisme « prométhéen » de l’Etat au profit d’un nouveau paradigme où le concept de politique publique va céder le pas à celui de l’action publique traduisant la participation de l’individu dans le processus de construction de l’action publique, la science politique va s’intéresser à la réflexion sur le statut et le rôle de l’individu dans la gestion de la chose publique. Diverses conceptions de la construction des politiques publiques ont vu le jour et ont donné une place plus ou moins grande à l’individu.

L’analyse du poids du cadre institutionnel dans la mise en œuvre des politiques publiques par la science politique adopte trois positions face à la place de l’individu dans la mise en œuvre des politiques publiques, correspondant à des angles de vues différentes du lien entre l’institution et les politiques publiques. L’approche qu’on qualifie d’institutionnalisme traditionnel noie totalement l’acteur social. Elle s’intéresse à l’aspect normatif des politiques publiques en mettant donc l’accent sur la cohérence interne des institutions qui ont la compétence légale de voter les politiques publiques (le Législatif), et de la relation entre ces institutions et ceux  qui ont la charge légale de les élaborer (l’Exécutif). Dans cette approche, la puissance publique s’exprime dans sa toute puissance mystérieuse. La sociohistoire, en s’intéressant à « l’historicité des actions publiques »[7], fait, en revanche, de l’individu le lieu de la cristallisation des politiques publiques par un travail de naturalisation de l’action publique menée par les institutions au moyen d’un processus de « configuration précise d’acteurs »[8].

Le Néo-institutionnalisme est cette approche qui donne un rôle actif à l’individu dans le processus de construction de l’action publique, et en l’occurrence, dans l’arène institutionnel. Tout en faisant dépendre la marge de manœuvre des acteurs sociaux et politiques du degré d’institutionnalisation de l’espace politique, la perspective institutionnaliste reconnait que « certains acteurs, particulièrement « puissants » au sens wébérien, tentent d’organiser ou de modifier les règles (lois, normes) en fonction de leurs intérêts »[9]. L’espace politique dans cette perspective est une arène caractérisée par « une asymétrie des ressources » où des acteurs « entrepreneurs politiques » entrent en coopération ou en affrontement pour faire passer la reconnaissance de leurs valeurs et leurs intérêts dans la définition des règles.

A ce point, il s’observe une confluence théorique entre l’analyse néo-institutionnaliste, relativisant l’unilatéralité et l’inégalité entre l’acteur étatique et les autres acteurs sociaux et politiques dans l’élaboration des politiques publiques, et l’approche de la puissance publique comme une certaine qualité de relation entre l’Etat et les individus. Cette convergence paradigmatique entre le droit et les politiques publiques à propos de la relation Etat/individu a été particulièrement explicite en Haïti au moment de la prise de la loi portant sur le salaire minimum en 2008. Les diverses mobilisations, d’une part de la classe ouvrière et des étudiants et d’autres part des patrons auprès de l’Exécutif ou du Législatif en vue de la baisse ou de la hausse du coût de la main-d’œuvre salariale, les stratégies de légitimation ou de dé-légitimation des coûts proposés tant du côté de l’Exécutif que du Législatif traduisent bien un post-étatisme même dans ce domaine très régalien qu’est la légifération. Plus près de nous, soit en 2013, on pourrait y voir le même scenario lors de prise de la loi sanctionnant le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme à travers les débats interminables au niveau du Parlement, les groupes d’experts dans les médias et les activités à caractère académique du Barreau de Port-au-Prince. Mais si cette loi a pu être votée et promulguée en dépit des réserves, voire des inquiétudes exprimées par des groupes de professionnels du droit, à cause de la menace antiterroriste mondiale, la situation n’est pas pour autant exceptionnelle en Haïti. Elle est même, peut-être, en ces temps de sacralisation des droits et libertés publiques qui ont cours, une perspective d’évolution de la relation Etat/individu qui amorce un fléchissement par rapport à la ligne droite d’évolution des droits et libertés fondamentaux.


III-             Perspective d’évolution de la relation Etat/individu à l’ère de la lutte antiterroriste

La puissance publique connait, avec la lutte antiterroriste, une période de mutation certaine : « le droit pénal devient le moyen par lequel les différents gouvernements redéfinissent le rapport entre la puissance publique et le citoyen »[10]. Diverses fenêtres laisseraient voir dans ce processus de transformation de l’Etat qui est en train de se produire : une redéfinition de l’Etat autour de sa fonction de police, pour certains, une modification de la relation société/Etat, pour d’autres ou encore une normalisation de l’exception, pour une troisième catégorie de personne. Le droit pénal est donc le témoin privilégié de cette mutation car, aujourd’hui, la lutte antiterroriste joue une double fonction : celle d’abord de légitimer ces transformations et celle d’être le terrain de cette redéfinition de la relation entre la puissance publique et le citoyen. Dans ce retour de la puissance publique qui semble s’amorcer, les attentats du 11 septembre sont  un événement déclencheur.

Dans l’ombre, donc, de ces actions de légitimation des mesures antiterroristes se dérobe un processus concurrentiel de redéfinition de la puissance publique entre les acteurs à l’ère de la lutte antiterroriste. En effet, cette problématique, qui pourtant part du droit pénal interpelle davantage les constitutionnalistes que les pénalistes. Pour Jean-Claude Paye c’est un processus de reconfiguration de l’organisation sociale « où le droit pénal acquiert un rôle d’acte constituant »[11]. Cette accentuation du rôle sécuritaire de l’Etat qui passe, dans certains pays d’Amérique et d’Europe, par une normalisation des mesures exceptionnelles et une instrumentalisation de la procédure pénale par le législateur,  un développement des pouvoirs d’enquête policière proactive amorce un nouveau modèle de rapport entre l’Etat et la société. Jean-Claude Paye définit la notion d’enquête policière proactive comme « l’ensemble des procédés spéciaux d’enquête faisant peser des contraintes nouvelles sur tous les citoyens pour permettre la découverte des infractions commises par quelques uns. Ces prérogatives nouvelles associées à l’enquête proactive recouvrent cinq actions : 1) l’observation, 2) l’infiltration, 3) les témoignages anonymes, 4) les accords avec les criminels, 5) les connexions entre les banques de données ».

Cette problématique, cependant, peut se poser dans une sphère plus grande, c’est celle de la lutte antiterroriste internationale répondant à une menace terroriste internationale. Jean-Claude Paye inscrit cette redéfinition de la puissance publique dans une dynamique de crise de la souveraineté nationale, dans le contexte de la mondialisation, qui dans cette coopération interétatique trouve une nouvelle stratégie de réorganisation de la forme nationale de l’Etat par « l’installation d’un commandement politique mondialement intégré dans lequel l’Etat national, recentré sur la question de maintient de l’ordre et du contrôle social acquiert une place nouvelle »[12]

Si, pour le moins, la lutte antiterroriste est l’occasion d’une redéfinition de la puissance publique, « la période post-11 septembre, tout en ne marquant pas une rupture dans la forme et le contenu des dispositifs de sécurité, correspond néanmoins à une évolution profonde du seuil de tolérance morale et politique du recours à la « violence légitime » pour lequel le droit constitue à la fois un moyen de justification mais aussi de résistance »[13].

 Cette redéfinition, certes, implique la participation des acteurs sociopolitiques dans un cadre concurrentiel. Mais cette redéfinition met en lumière le caractère relationnel,  politique et non substantiel de ce pouvoir de contrainte de l’Etat non expliqué et rendu nébuleux par le concept de puissance publique, pris dans une acception faussement juridique. Le concept de puissance publique empêche de connaitre la nature de la puissance publique. La puissance de l’Etat est donc une construction sociale qui transcende les conditions politiques de sa conception en se naturalisant pour se parer du pouvoir symbolique performateur du discours juridique et du pouvoir symbolique légitimant de la raison d’Etat.

La lutte antiterroriste intéresse autant les constitutionnalistes parce qu’à l’horizon, ils voient se profiler cette redéfinition de la puissance publique. En Haïti la lutte antiterroriste n’est pas aussi poussée comme aux Etats-Unis d’Amérique, en Angleterre, en France ou en Espagne où l’on assiste déjà à des coupes drastiques dans les droits et libertés fondamentaux. Mais avec la circulation internationale des normes antiterroristes à laquelle Haïti n’échappera pas comme le témoigne le vote de la loi sanctionnant le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme on peut, déjà, commencer à s’intéresser à cette problématique mondiale pour se demander avec les chercheurs d’autres pays si on n’est pas à l’aube d’une nouvelle forme de relation entre l’Etat et la société, une nouvelle forme d’Etat.


Me Emmanuel RAPHAEL, Av.
Détenteur d'un Master 2 en Droit public approfondi à Grenoble 2, France
Professeur à l’Université d'Etat d'Haiti
Membre de l'Observatoire Haïtien du Droit Public et des Politiques Publiques
Coordonnéesarphael1886@yahoo.fr
(+509) 3676-3981




[1] Nicolas Chifflot « Les prérogatives de puissance publique (Une proposition de définition) » in Association Francaise pour la Recherche en Droit Administratif, La puissance publique Colloque organisé du 22 au 24 2011 à la faculté de droit de l’Université Pierre Mendès France de Grenoble II, Paris, LexisNexis SA, 2012, p.p.177
[2]Ibid.
[3] Ibid.
[4] Ibid. p. 178.
[5]Ibid. p. 195.
[6] Nicolas Chifflot, op. cit. p. 5.
[7] Pierre Lascoumes et Patrick Le Galès, Sociologie de l’action publique, Paris, Armand Colin, 2012, p. 92.
[8] Ibid.  
[9]Ibid. p. 89.
[10] Jean-Claude Paye, La lutte antiterroriste, de l’état d’exception à la dictature, Bruxelles, Ladispute, 2000, p. 178-179.
[11]Ibid. p. 10.
[12] Ibid. p. 155.
[13] Antoine Mégie, « Fabrication des normes antiterroristes en Amérique du Nord et en Europe », revue internationale de criminologie, [en ligne], Vol., VII, 2010, pp 1-20.

mercredi 28 janvier 2015

LA MODERNISATION DES FINANCES DE LA RÉPUBLIQUE PAR LA CONSTITUTION DE 1987


              La Constitution du 29 mars 1987 de la République d’Haïti, telle qu’amendée le 9 mai 2011, a en quelque sorte refondu les pouvoirs respectifs du  Parlement et de l’Exécutif dans le domaine financier. S’ils demeurent les principaux rouages des finances de la République, il apparaît que le Constituant a entendu faire un nouveau partage du pouvoir financier. Toujours est-il que la compétence du Parlement en matière de finances publiques demeure considérable du fait  même que celles-ci sont déterminées sous la forme d’une loi. En outre, les procédures relatives à la préparation du budget et à son exécution sont déterminées par la loi (v. art. 222). Si le pouvoir financier [et fiscal] du Parlement demeure la châsse gardée des constituants de 2011, il apparaît a contrario que le pouvoir financier de l’Exécutif est dans une certaine mesure réduit. Cette perception se fonde en premier lieu sur l’amendement apporté à l’article 217 de la Constitution. Désormais, cet article établit la division des finances publiques en finances de l’État (nationales) et finances locales. Pour les secondes, tout pouvoir financier de l’Exécutif s’évalue dans les limites de l’autonomie à la fois financière et administrative des Collectivités locales, ce en dépit du fait que le nouveau texte de l’article 217 laisse tout loisir au Gouvernement de « prévoir un mode de consultation des collectivités locales ». 

En ce qui concerne les finances de l’État, le Constituant ne semble nulle part faire mention de l’autorité de préparation de la loi de finances. Cela s’apparente à un janotisme qui risque de fragiliser le pouvoir budgétaire de l’Exécutif devant consister d’abord en la préparation, puis l’exécution de la loi de finances.

Évidemment, les nouvelles dispositions constitutionnelles dénotent davantage une certaine parenté avec le principe du consentement de l’impôt. Guy Carcassonne évoque en filigrane de ce principe ce qu’il convient d’appeler « l’effet Du Barry », par référence à la couteuse comtesse, c’est-à-dire l’idée selon laquelle on trouverait au sein du Parlement et de la représentation nationale une gestion « en bon père de famille » qui prémunirait le citoyen contre les pulsions dispendieuses prêtées généralement à l’Exécutif[1].  À l’inverse, les balises du pouvoir financier de l’Exécutif doivent être posées au sein même de la Constitution en sorte que la préparation et l’exécution de la loi de finances demeurent le tout-venant du Gouvernement. Cependant, il apparaît que la compétence budgétaire de l’Exécutif tend à s’enliser en ce que, notamment, la constitution amendée de 1987 fait un renvoi systématique à la loi pour tout ce qui concerne les procédures de préparation et d’exécution de la loi de finances[2], sans compter le vote respectivement, chaque année, des loi de règlement et de finances. Cette situation est pour le moins contraire au postulat selon lequel une prépondérance doit être vouée à l’Exécutif en matière financière non seulement parce qu’il dispose [supposément] des informations nécessaires à la préparation du projet de loi de finances mais également- et cela va de soi- il est responsable de son exécution[3]. Cela appelle les « quatre temps alternés » imposés dès 1814 par le baron Louis, Ministre des finances de Louis XVIII, selon lesquels le Gouvernement prépare le budget, le Parlement le vote, les ministères l’exécutent et le Parlement le contrôle.

Au premier abord, La Constitution du 29 mars 1987 se devait de renforcer principalement les limites de la séparation des pouvoirs législatif et exécutif. Il s’était avéré que l’Exécutif pouvait se permettre d’empiéter sur les pouvoirs du Parlement. La fresque historique de 1957 jusqu’en 1987 a été en effet témoin d’une montée en puissance de l’Exécutif au détriment du pouvoir législatif. Dans une telle conjoncture, la Constitution de 1987 a entendu « assurer la séparation et la répartition harmonieuse des pouvoirs de l’État au service des intérêts fondamentaux et prioritaires de la nation », comme l’indique le Préambule de cette constitution. Néanmoins, on peut [à raison] appréhender désormais des risques d’empiétement du Parlement sur les pouvoirs de l’Exécutif.

S’il faut toutefois rester mesuré au sujet l’éventualité que le Parlement se substitue au gouvernement pour la préparation de la loi de finances, il y a tout de même lieu de constater la fragilité qui caractérise cette compétence budgétaire gouvernementale. À regarder de près le Préambule de la Constitution, les balises de la séparation et de la répartition harmonieuse des pouvoirs doivent être établies en filigrane de la démocratie. Dans cette optique, retenons, pour exemple, que l’article 16 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen [en France] dispose que la séparation des pouvoirs doit être clairement établie au sein de la Constitution. Pourtant, en l’état, il apparaît qu’aucun article n’établit les pouvoirs budgétaires [donc financiers] du Gouvernement, la préparation budgétaire relevant de la fiction et le pouvoir d’exécution budgétaire faisant l’objet d’un renvoi ambigu aux organismes et mécanismes prévus à cet effet[4].

Ce qu’il importe de considérer ici c’est précisément le hiatus du type de celui qui a, en France, constitué la principale cause de la rupture d’avec la Quatrième République. L’interprétation extensive du principe du consentement de l’impôt et l’imprécision des textes constitutionnels ont permis aux assemblées parlementaires, sous les Troisième et Quatrième Républiques, de préparer le budget[5].  Certes, le Constituant de 1987 a entendu mettre en œuvre une séparation effective et scrupuleuse de la répartition harmonieuse des pouvoirs. D’ailleurs, le Constituant de 2011 semble a priori avoir fait la même analyse. Néanmoins, la Constitution ne doit-elle pas demeurer le lieu où sont définis les pouvoirs du Parlement et du Gouvernement eu égard aux Finances de la République?

En effet, il ne doit échapper à personne que ces deux autorités constitutionnelles doivent jouir à bon droit de pouvoirs déterminés sur les finances publiques. Évidemment, de son coté, le Parlement est investi principalement d’un pouvoir de contrôle sur le gouvernement. Cette prérogative est naturellement exercée par le vote chaque année de la loi de règlement et du budget général de l’État[6] ». Cela traduit la responsabilité politique du gouvernement à l’égard des assemblées législatives.  Le gouvernement dispose, lui, d’un certain pouvoir d’impulsion[7] sur les finances publiques puisque l’article 234 dispose que « l’Administration publique haïtienne est l’instrument par lequel l’État concrétise ses missions et objectifs ». Cette situation prétend à réserver au gouvernement l’essentiel de l’initiative financière de sorte que l’Exécutif élabore les projets de loi de finances et, donc, toute initiative parlementaire en matière financière est subordonnée à des restrictions qui mettent en évidence la prépondérance du gouvernement[8].

En effet, s’il faut dénoncer certaines ambigüités dans la Constitution en l’état, en ce qui a trait aux finances de la République, il ne faut pas occulter l’aspect pratique en dehors duquel l’évanescence du pouvoir financier de l’Exécutif est certaine. D’ailleurs, toutes proportions gardées, ces ambigüités tendent à s’éclipser par rapport au du décret du 16 février 2005 portant loi organique sur la préparation et l’exécution des lois de finances. Tout d’abord, il s’agit de la prépondérance budgétaire accordée au gouvernement, en ce que « les projets de loi de finances sont préparés, sous l’autorité du Premier ministre, par le ministre chargé des finances avec le support technique et logistique de l’office du budget » ; d’autre part, le Ministère établit lui-même les règles comptables suivant lesquelles sont effectuées les opérations d’exécution du budget[9]. Il s’agit ensuite du contrôle de l’exécution de la loi sur le budget et sur la comptabilité publique, au titre de l’article 223 de la Constitution, qui [dans le prolongement de l’article 70 et s. du décret du 16 février 2005] est confié à la Cour Supérieure des Comptes et à l’Office du budget. C’est le contrôle administratif a priori de l’ensemble des opérations budgétaires de l’État -et non celles de l’administration locale- qui relève ici du ressort du Ministère des finances[10].

Certes, ce qui précède définit les grandes lignes de l’organisation administrative des finances publiques haïtiennes ; c’est le droit public financier. Or, ce dernier apparaît incomplet puisque sur le plan international[11] les organisations internationales financières sont parfois amenées à exercer un véritable pouvoir financier à l’égard des pays contraints de recourir à leur aide[12]. Ceux-ci sont de plus en plus interpellés au sujet d’une bonne gouvernance financière[13]. « [L’action de ces types d’organisations] donne en effet une importance grandissante à deux types de fonctions qui concernent très largement les finances publiques : la première est une fonction de surveillance multilatérale qui […] oblige les États à fournir statistiques, programmes et prévisions, en particulier sur leur politique et leurs comptes publics ; la seconde, qui conditionne d’ailleurs largement l’efficacité de la première, est une fonction de normalisation, qui se traduit notamment par des normes standards, permettant de véritables comparaisons, et des "codes de conduite" permettant d’établir sincérité et transparence des comptes »[14].

À ce propos, un rapport publié en 2011 sur le site du Fond Monétaire International (FMI) atteste d’une certaine dépendance budgétaire d’Haïti envers les partenaires internationaux et, par là même, permet de ranger le pays dans cette catégorie. De plus, le chef de la mission du FMI en Haïti, M. Boileau LOKO a enjoint, en fin d’année 2012, les autorités haïtiennes à adopter des mesures d’urgence pour réduire la dépendance d’Haïti de l’aide externe.

L’État haïtien s’évertue, depuis quelques années, à améliorer son système de gestion publique. Outre le décret du 16 février 2005, le projet d'appui à la planification, à la programmation et au suivi basé sur les résultats (PRODEV) se veut un outil mis en œuvre par le gouvernement en vue d’améliorer et de moderniser le système de gestion publique haïtien. Ce projet s'est inscrit dans le cadre d'un contrat de coopération technique signé le 11 avril 2008, entre le gouvernement haïtien et la banque internationale de développement (BID), visant à rendre plus efficaces et efficientes les dépenses publiques. Cette réforme s’avère impérative car « si  des avancées significatives  ne sont pas réalisées à très court terme dans les domaines de la planification stratégique, de la gestion budgétaire par les résultats et le système de suivi et d'évaluation, la mobilisation de l'aide externe sera difficile pour la République d'Haïti »[15].

La poursuite de la modernisation des finances publiques haïtiennes a suscité par ailleurs une réforme de la comptabilité publique. Pour ce faire, le Ministère de l’Économie et des finances a entendu refondre le Plan comptable général de l’État dans le but de parvenir à une gestion financière transparente, répondant aux exigences légales et aux normes internationales[16]. L'arrêté du 16 février 2005, portant règlement général de la comptabilité publique, en son article 1er, « fixe les bases d'un système de la Comptabilité Publique nationale et les règles fondamentales de gestion des deniers publics, des biens et des valeurs du domaine privé ou public de l'État et ceux dont il a la garde ». Ce système est commun, unique, applicable à toutes les composantes du secteur public national (v. art. 4. 2). Il s’est agi également de rapprocher la comptabilité publique le plus possible de celle des entreprises. Au demeurant, ce Plan comptable général étant calqué sur le modèle de pays étrangers, notamment celui de la France[17], cela porte à considérer les modalités relatives à son éventuelle adéquation au contexte des finances publiques haïtiennes. D’ailleurs, sachant que la refonte de la comptabilité publique participe de la modernisation des finances publiques, s’agit-il également d’emprunter au système de gestion publique français la quintessence des apports de la loi organique relative aux lois de finances du 1er août 2001 en France?

Certes, il est impératif que l’État haïtien parvienne à prendre les mesures nécessaires à la modernisation des finances publiques. La situation peu satisfaisante de celles-ci, portant les autorités à solliciter fort souvent l’aide internationale, débouche sur une certaine dépendance budgétaire qui caractérise l’urgence de la mise en œuvre de règles et de procédures dignes d’une gestion publique sincère et transparente. La mise en place du décret sur la préparation et l’exécution des lois de finances du 16 février 2005 accompagné de l’arrêt portant Plan comptable général de l’État ont tenté de redresser la situation des finances publiques. L’enlisement de ces mesures, semble-t-il, s’explique par la mise en place en 2008 du programme PRODEV qui, lui aussi, tarde à produire les résultats escomptés, à savoir le renforcement et ajustement des institutions, la modification des méthodes de planification stratégique et de formulation budgétaire, l’établissement d’un système général de suivi et d’évaluation, la mise en place d’un système de contrôle…

En sus de ce qui précède, la nécessité pressante d’établir une gestion publique sincère et transparente ramène certes à la priorité de pérenniser l’aide budgétaire internationale, mais, s’agit-il de moderniser les finances publiques, la réforme doit aussi tenir compte des ressources publiques. En effet, étant définies comme les finances des administrations publiques, les finances publiques sont destinées « aux opérations de redistribution, aux services non marchands » à partir de « ressources » provenant en majorité de prélèvements obligatoires[18]. Par conséquent, la bonne mesure pour engager la modernisation des finances publiques est celle qui prend en compte, tout à la fois, les ressources publiques et les dépenses publiques. Aussi, importe-t-il de souligner la mise en œuvre de la réforme tendant au renforcement et à la modernisation des administrations fiscales et douanières[19] ; elle est de mise depuis décembre 2010.

D’une part, la pertinence de cette réforme tient d’abord du fait que les recettes douanières constituent l’essentiel des recettes de l’État (soit 65 % environ)[20]. En situation, cette réforme est consacrée à la nécessité de ramener le poids économique des prélèvements au développement des dépenses publiques[21] par l’effet, entre autres mesures, d’augmenter le taux de pression fiscale estimée à environ 10% pour l'exercice budgétaire 2008/2009[22].

L’autre préoccupation de cette réforme, c’est aussi, dans le contexte actuel, la perspective d’augmentation des aides budgétaires qui doit avoir pour corollaire une amélioration de la performance fiscale à moyen et à long terme pour rassurer les partenaires techniques et financiers quant à la volonté de l’État haïtien de ne pas pérenniser outre mesure sa dépendance budgétaire[23]

En définitive, selon les termes de la Constitution de 1987, en son article 234, la gestion de l’Administration publique doit être efficace et, donc, rentable. Cela requiert que, par la justesse des mesures budgétaires, le poids des ressources publiques suffise, tout au moins, à équilibrer les dépenses des administrations publiques ; la gestion budgétaire par les résultats et le système de suivi et d'évaluation doivent constituer en propre des atouts de gestion de l’Administration publique. À l’essentiel, la Constitution n’appelle-t-elle pas tout simplement à la performance dans la mesure que H. Guillaume[24] y attache les éléments susmentionnés ?

Dans tous les cas, la réforme des administrations fiscales et douanières se fonde, elle, sur la performance[25]. Sur cette base, elle se veut ambitieuse en ce qu’elle prétend à une résorption (même progressive) de la dépendance budgétaire de l’État. Au reste, faut-il présumer que la réforme des administrations fiscales et douanières peut, grâce à la performance, insuffler une nouvelle dynamique systématisant la modernisation de la gestion publique dans le but de rénover les finances publiques haïtiennes ? Dans la même veine, le nouveau Plan comptable général étant calqué sur le modèle français dans la poursuite de la modernisation des finances publiques, est-il à ce titre concevable de réformer le système de gestion publique haïtien à l’aune du système de gestion par la performance français ?

S’il faut donc rester mesuré au sujet d’une transposition pure et simple du droit public financier français dans le contexte haïtien, une observation objective et alerte de la réforme apportée par la loi organique du 1er août 2001 peut constituer, à certains égards, un instrument de mesure et de vérification. Ainsi, il revient à savoir  « dans quelle mesure il est possible de s’inspirer du système de finances publiques français pour moderniser les finances publiques haïtiennes ». En situation, les mesures en vigueur peinent à produire les résultats escomptés. La modernisation de la gestion publique emporte le poids de la performance qui, elle, suppose une certaine pratique de la culture de résultats : cela équivaut à des critères de transparence, de contrôle, etc. Il est donc possible d’avancer, sans risque de se compromettre, que la performance suscite la précision des mesures constitutionnelles et légales en vigueur.

In fine, le principe de bonne gestion financière, corollaire de la performance, se veut un principe gigogne, synonyme de discipline budgétaire ; cela évoque une certaine parenté avec le triptyque « efficacité socio-économique, efficience de la gestion et économie des moyens »[26]. Ne devrait-on pas évoquer, par conséquent, l’idée d’une refonte systématique des finances publiques haïtiennes ?

 Me. Yves-Fils Stimphat, Professeur à l'Université d'Etat d'Haïti, Avocat au Barreau de Port-au-Prince

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[1] G. Carcassonne, La Constitution, 6e éd., 2004, Seuil Coll. « Points », p. 44.
[2] Voir art. 222 de la Const. : « Les procédures relatives à la préparation du budget et à son exécution sont déterminées par la loi ».
[3] Jacques Buisson, Finances publiques, Dalloz, 14e édition, 2009, p. 43 s. Pour mémoire, Robert Hertzog écrit : « la confection du budget est d’abord un colossal travail technique, consistant à collecter des informations sur les besoins de dépenses, sur l’évaluation des engagements, sur le rendement probable de chacune des catégories de ressources de l’État. Ceci n’est pas plus l’œuvre du gouvernement que du Parlement, mais celle d’un puissant appareil administratif placé sous la direction de l’Exécutif ». in « Les pouvoir financiers du Parlement), RD publ. 2002, 308.
[4] Voir à ce propos, l’art. 217 de la Constitution Amendée de 1987.
[5] P. Dautry, L’exercice du pouvoir d’initiative en lois de finances, in L. Philip (dir.), L’exercice du pouvoir financier du Parlement. Théorie et pratique, Economica, 1996, p. 61.
[6] L’article 227.3 de ladite Constitution dispose que « les comptes généraux et les Budgets […] doivent être soumis au Chambres législatives […] ». De plus, « en vue d’un contrôle sérieux et permanent des dépenses publiques, il est élu au scrutin secret, au début de chaque Session Ordinaire, une Commission Parlementaire de quinze membres dont neuf députés et  six sénateurs chargés de rapporter sur la gestion des Ministres pour permettre aux deux assemblées de leur donner décharge. V. égal. article 228 et s. de ladite Constitution.
[7] À l’instar du gouvernement français disposant d’un pouvoir d’impulsion en ce qu’il lui appartient, conformément à l’article 20 de la Constitution du 4 octobre 1958, de « déterminer et de conduire la politique de la nation ». J.-L. Albert, L. Saïdj, Finances publiques, Dalloz, 6e éd., Paris, 2009, p. 12.
[8] V. arts. 228.1  de la Constitution du 29 mars 1987.
[9] V. arts. 52 et s. du décret du 16 févr. 2005 portant loi organique sur la préparation et l’exécution des lois de finances.
[10] Conformément aux arts. 70 et s. dudit décret.
[11] et en dehors des organisations internationales générales qui, pour l’essentiel, ont une activité financière limitée. V. J.-L. Albert, L. Saidj, Op. Cit., p. 60.
[12] Ibid., p. 60 s.
[13] Marc Leroy (dir.), L’administration de l’impôt en France et dans le monde. Finances publiques, L’Harmattan, Paris, 2008, p. 21 et s.
[14] J.-L. Albert, L. Saïdj, Op. Cit., p. 67 s.
[15]Selon les propos de Joseph Jonas ARILUS,  coordonnateur de l’Unité de programme et de coordination (UP) au ministère  de l’économie et des finances. « Pour une modernisation du système de gestion publique haïtien », Le Nouvelliste. Économie, 11 mars 2009.
[16] V. l’exposé des motifs dans le Plan Comptable General de l’État, Ministère de l’Économie et des Finances, site du MEF, le 26 juillet 2011.
[17] Ibid.
[18] J.-L. Albert, L. Saїdj, Op. Cit., p. 1, 2.
[19] « Programme de renforcement et de modernisation des administrations fiscale et douanière. Cadre stratégique », Ministère de l’économie et des finances, févr. 2011, 57 p.
[20] Ibid., p. 2
[21] Une mission du FMI effectuée en Haïti en septembre 2009 a fait ressortir le besoin d'une expertise spécifique dans le domaine de la politique fiscale.
[22] la performance fiscale d'Haïti est particulièrement faible en comparaison avec d'autres pays de la sous-région dont la moyenne s'établit entre 16 et 18 %.
[23] Ministère de l’Économie et des Finances, « Programme de renforcement et de modernisation des administrations fiscale et douanière. Cadre stratégique ». Op. Cit., p. 2, pt. 3.
[24] H. Guillaume, G. Dureau et F. Silvent, Gestion publique. L’État et la performance, Paris, Presses de Sciences po et Dalloz, coll. « Amphithéâtre », 2002, p. 26 s.
[25] Ministère de l’Économie et des Finances, « Programme de renforcement et de modernisation des administrations fiscale et douanière. Cadre stratégique. Op. Cit., p. 3 s.
[26] Marie-Christine STECKEL, l’essentiel des finances publiques communautaires, Gualino Éditeur, 2e éd., Paris, 2007, p. 56.