Ignoré
par ici, affronté effrontément par là, tant comme prestataire de service que le
privé ne peut fournir que comme
détenteur du pouvoir de maintenir l’ordre nécessaire à la jouissance des droits
et libertés fondamentaux dans la cité, l’Etat haïtien est impuissant et d’une
impuissance endémique. Ce diagnostique fait par tous les responsables
politiques qui se sont succédé au pouvoir (« l’Etat haïtien est un Etat
faible » (M. René Préval)) et repris par les organismes internationaux (« Etat
failli ») révèle la carence de l’Etat tant comme dépositaire de la
puissance publique que comme l’être providentielle pour le citoyen. En dépit de
tout cela, parler d’une (im)puissance publique de l’Etat haïtien relève
théoriquement d’un paradoxe que « les théories de l’Etat » auront du mal à accepter. En effet, si la
consubstantialité théorique qui existe entre l’Etat et la puissance publique
dispense de se référer à l’un quand on parle de l’autre, comment dans la
négation de la puissance publique peut-on encore continuer à parler d’Etat
haïtien? Certains ont déjà pris leurs positions dans cette problématique :
« l’Etat haïtien n’existe pas »[1],
« l’Etat marron »[2],
« Entité chaotique ingouvernable ». Cette construction
syntagmatique du titre (l’(im)puissance publique de l’Etat haïtien) est
sémantiquement un non-sens pour la dogmatique juridique kelsenienne qui fait
découler l’Etat de la puissance publique elle-même immanente et d’existence autonome
à l’égard de toutes les autres composantes de celui-ci. Au rebours d’un
positivisme juridique qui postulerait la puissance publique comme une donnée inscrite
dans le marbre, comme un fait indépassable, la thèse de l’impuissance publique
de l’Etat haïtien, en se situant dans le paradigme sociopolitique use d’un
approche constructiviste de la puissance publique pour apporter une autre lumière
dans cette problématique en postulant l’échec
du processus de construction de la puissance publique de l’Etat haïtien. Cet
échec pourrait s’expliquer par une monopolisation de la violence légitime et de
la production du droit et une légitimation de la monopolisation de la violence
légitime et de la production du droit jamais réalisée par l’Etat haïtien. En
fait, c’est l’échec d’une répartition du pouvoir politique éternellement et
violemment disputée entre les pouvoirs économico-militaro-politiques locaux et
un Etat qui a encore raté le tournant de cette nouvelle ère de la
légitimation démo-libérale de sa puissance publique.
I-
De
l’échec de la répartition du pouvoir politique entre les pouvoirs
économico-militaro-politiques locaux et l’Etat
Le
droit pose la puissance publique comme un attribut de la souveraineté nationale
et fait de cette dernière une propriété du peuple pour les besoins de la
théorie de la hiérarchie des normes. Mais au-delà du discours juridique, le
pouvoir de contrainte sur la population de l’organe directeur que le Doyen
Maurice Hauriou appelle « le pouvoir minoritaire », a toujours été,
d’abord, une question de fait avant d’être une question de droit. Ce pouvoir
minoritaire dont parle Hauriou et qui est le détenteur de fait de la puissance
publique dans la genèse des Etats est souvent le « pouvoir révolutionnaire ».
La puissance publique, d’abord puissance physique, deviendra puissance publique
par cet artifice de juridicisation de la puissance physique du pouvoir minoritaire
par la mystique de la nationalisation de la souveraineté par la mise en place
d’une constitution. L’impuissance publique actuelle de l’Etat haïtien puise ses
racines jusque dans les premiers moments d’existence de cette entité étatique.
En effet, si le pouvoir révolutionnaire de 1804 est parvenu à faire
l’indépendance, l’Etat issus de ce nouvel ordre politique a été incapable de
réaliser la monopolisation de la violence légitime indispensable à la
production du droit (A) et à légitimer ses tentatives de monopolisation de la
violence légitime et de la production du droit (B).
A-
La
lutte entre le local et le national pour la monopolisation de la violence
légitime et de la production du droit
L’Etat
de 1804 aurait pu être étiqueté comme un Etat faible, un Etat sans puissance
publique. En effet, si la puissance publique est un attribut surtout de la
souveraineté interne, cette dernière était déjà morcelée seulement deux ans
après la naissance de l’Etat haïtien. Le calme politique de l’intermède Boyer
n’aura pas non plus le sens d’une consolidation de la puissance publique car il
manquera à cette dictature comme à tout autre le pouvoir symbolique de
légitimation de la monopolisation de la violence légitime. En ce sens, les
monarchies où le trône est un apanage du sang royal se légitiment beaucoup plus
facilement que les dictatures où la domination sur le peuple n’a aucune assise
symbolique, ni rationnelle-légale mais se reposant que sur la force de
répression. C’est donc un pouvoir qui change de titulaire à chaque rééquilibrage
de la force de feu des groupes économico-militaro-politiques en dehors du
pouvoir, en atteste la valse des présidents dont ont eu droit les haïtiens au
dix-neuvième siècle et jusqu’au au début du XXème.
La puissance publique n’est pas la
force de répression de l’Etat ni l’organe détenteur des moyen de répression de
l’Etat (l’Exécutif). Elle est une abstraction mal connue dans l’imaginaire
politique collectif qui se manifeste tantôt par la violence légitime de l’Etat,
tantôt par le pouvoir normatif de l’Etat. C’est l’âme de l’Etat. La puissance
publique dépasse la force de répression de l’Etat dans ce sens qu’elle n’a plus
besoin de recourir à l’exercice de la violence légitime pour se faire obéir. Un
papier de justice, en ce sens, produit l’effet contraignant d’un ordre passé
sous la menace d’une arme à feu. La puissance publique n’a non plus le droit
comme horizon indépassable même quand elle se soumet au droit (dans l’Etat de
droit) car le droit auquel elle se soumet est le droit de la puissance
publique. Les luttes constantes entre caco et piquet tout au long du XIXe
siècle haïtien traduit bien une dispute entre les différents groupes économico-militaro-politiques
locaux pour la monopolisation de la violence légitime et de son corollaire normatif.
La théorie de la puissance publique exige une certaine continuité dans l’Etat
et une rationalisation de la prise du pouvoir qui sont des éléments
indispensables à une certaine pédagogie de la puissance publique et du respect
populaire de la puissance publique dont les tourments politiques du XIXe siècle
privaient les citoyens de l’Etat haïtien.
En effet, seul la méthode du
balayeur balayé semble permettre de comprendre la succession des présidents
d’Haïti au cours de son long tumultueux XIXe siècle politique qui se s’achève
qu’en 1915. On a eu droit, au cours de ce siècle, à une certaine pédagogie de
la prise du pouvoir qui donne une très grande place à la démonstration de sa
puissance de feu. Ainsi, le pouvoir central était toujours le pouvoir d’une
élite économico-militaro-politique locale portée à Port-au-Prince par son
escorte de cacos ou de piquets et qui devient le détenteur de la puissance
publique jusqu’à ce qu’une autre élite économico-militaro-politique d’une autre
régions du pays ne le chasse du pouvoir. Le développement économique du XIXe
siècle haïtien avec existence d’une dizaine de ports ouverts au commerce
extérieur a favorisé l’émergence d’une cartographie de l’économie haïtienne
polycéphale ou polycentrée. Autour de ces ports se formait donc les élites
économiques, militaires et politiques qui luttaient pour la monopolisation de
la violence légitime étatique et du pouvoir normatif qui faisait de ces luttes
faussement une dispute du pouvoir entre le local et le national.
On pourrait aborder la question
comme l’échec de l’Etat haïtien à monopoliser la violence et à instituer un
exercice normé de celle-ci ou l’échec de chacun de ces élites économico-militaro-politiques
régionaux à former un Etat national internement souverain pour le moins. Cet
échec traduit bien l’insuffisance de la violence étatique à être l’élément
essentiel et unique de la puissance publique. Le droit étatique est un système
de violence symbolique institué par l’Etat pour se dispenser à recourir tout le
temps à la violence réelle. Et toute la difficulté de l’Etat haïtien à s’imposer
comme publiquement le plus puissant de l’espace national réside dans ses
difficultés à légitimer, par le mode de production du droit, la monopolisation
de la violence légitime et pouvoir normatif.
B-
Les
difficultés de la légitimation de la monopolisation de la violence légitime et
de la production du droit
La
légitimation d’un ordre de chose dans un système social n’est pas de l’ordre du
juridique encore moins de celui de la force. Elle est plutôt du symbolique et
de l’idéologique. C’est en ces lieux que la légitimité se diffère de la
compétence et que certains réfutent la formule de la souveraineté comme
« compétence de la compétence » de l’Etat à émettre des normes. On
aurait pu dire que la compétence de la souveraineté à rendre l’Etat compétent est
le produit de l’inculcation dans le citoyen de l’idéologie de l’Etat et du
droit étatique comme forme finie de la rationalisation sociale afin que
l’Etat n’aie pas besoin d’exister de
façon permanente en mode Léviathan pour être titulaire de la puissance
publique. Ce grand nombre de constitutions et de coup d’Etat qu’a connu Haïti
avant 1915 traduit les balbutiements d’un Etat qui cherche à naitre. Et, sous
couvert de la lutte contre la corruption, la suppression des ports de province
ouverts au commerce extérieure et le désarmement complet des bandes de cacos et
de piquets lors de l’occupation américaine peuvent être analysés comme une
monopolisation à Port-au-Prince des capacités économico-militaires diffuses sur
le territoire. C’est la monopolisation étatique de la violence, mais est-elle
légitime ?
La puissance publique se caractérise
par son pouvoir symbolique, défini par Bourdieu comme « pouvoir de
constituer le donné par l’énonciation de faire voir et de faire croire de
confirmer ou de transformer la vision du monde et par là l’action sur le monde
donc le monde. Ce pouvoir quasi magique qui permet obtenir l’équivalent de ce
qui est obtenu par la force (physique ou économique) grâce à l’effet spécifique
de mobilisation ne exerce que il est reconnu est-à-dire méconnu comme
arbitraire ». C’est par ce pouvoir symbolique que la puissance publique
pourvoit aux institutions étatiques (judiciaires, administratives,
académiques…) le pouvoir d’émettre des actes nationalement crédibles. Cet
interminable XIXe siècle politique haïtien qui s’achève par l’occupation du
territoire national par une puissance étrangère a été à son crépuscule très
funeste pour l’Etat. « L’âge d’or » des cacos et des piquets, quatre
présidents en moins d’un an : l’Etat, banque centrale du crédit symbolique
dans la société, dans l’inconscient collectif haïtien, a connu l’extrême
galvaudage car il a perdu aussi par là « le pouvoir des mots et des mots
ordre ; le pouvoir de maintenir ordre ou de le subvertir est la croyance
dans la légitimité des mots et de celui qui les prononce, croyance qu’il n’appartient
pas aux mots de produire ». La sociologie bourdieusienne offre à la recherche
juridique non-positiviste un excellent instrument d’analyse avec sa théorie du
pouvoir symbolique.
Si
les grands récits hobbesien, lockéen et rousseauiste de la formation de l’Etat
théorise sa légitimité en donnant à l’Etat le monopole de la violence diffuse dans la société en faisant du droit
la seule violence officielle, elles ne permettent pas d’expliquer a contrario ses crises de légitimité car
trop philosophiques et donc spéculatifs. Mais à l’instar de Michel Miaille dans
la lignée de Bourdieu, on peut se poser la question « si le droit est la
violence officielle, d'où vient cette violence ? Peut-on la présenter de
manière aussi abstraite sans la confronter aux rapports sociaux réels? »
Ni, Hobbes, ni Locke, ni Rousseau ne peuvent comprendre cette crise de
légitimité de l’Etat haïtien car si pour eux la société est une réalité seconde
et que ce sont les individus qui ont choisi librement de créer l’Etat, la
lecture de Miaille semble être plus à même d’expliquer la réalité haïtienne car
pour ce dernier « […] il n’y a pas de nature humaine, mais que l’homme
n’est jamais que l’ensemble des rapports sociaux donnés à un moment déterminé
de l’Histoire[…] et que ces rapports sociaux loin d’être harmonieux, traducteur
d’un Bien Commun transcendantal, concrétise les contradictions d’une
organisation sociale qui fixe les hommes en des places précises dans le
processus de production de la vie sociale ».
Les
difficultés de la puissance publique de cet Etat haïtien qui peine à se
légitimer sont celle d’un Etat qui n’arrive pas à se départir formellement des
rapports de force qui l’ont donné naissance, pour s’universaliser dans l’espace
national par le biais des « Appareils Idéologiques d’Etat » et donner
ainsi raison à Althusser plutôt qu’à Marx. De la révolution de 1843, réclamant
un noir au pouvoir au mouvement noiriste de 1946 et ses suites d’événements
politiques, les événements politiques n’ont pas cessé de faire état d’un Etat
qui n’arrête pas de se particulariser et se localiser en abandonnant des pans
entiers de populations et de territoire. L’absence totale de cadastre, d’état
civil jusqu’à un certain temps dans diverses parties du pays, l’abandon
systématique de l’île de la Navase pourtant reconnue dès la Constitution de
1804 comme territoire d’Haïti sont des signes d’un mode d’être d’un Etat qui se
contente d’exister a minima.
II-
Du
ratage du tournant de la légitimation démo-libérale de la puissance de l’Etat
Si la
puissance publique a servi à faire émerger l’Etat moderne par « la
monopolisation par le prince du droit positif, c’est-à-dire du commandement
appelé la loy par Jean Bodin »
de l’analyse de Olivier Beaud, elle a pu le faire par les capacités
structurantes des attributs hiérarchiques et unilatérales qu’elle a dans sa
conception absolutiste. A la faveur de l’expérience de la deuxième guerre
mondiale, l’idée de la soumission de la puissance publique au droit avec la
théorie de l’Etat de droit sera née sur ce même territoire d’Allemagne qui a vu
attendre son apogée sous la plume d’un certain Carl Smith la théorisation
absolutiste de la puissance publique. Mais O. Beaud dit constater que « la
puissance publique requiert aujourd’hui une légitimation démocratique et
libérale, illustrée par la Constitution. Cette dualité de l’Etat contemporain
qui est à la fois Etats de citoyens et Etats de sujets correspond à la dualité
de la souveraineté moderne qui est partagée entre la puissance publique
(monopole de commandement/suggestion des individus) et la légitimation
démo-libérale (monopole de la Constitution) ». Haïti rentrera dans cette
ère de la légitimation démo-libérale de la puissance publique par une
dictature. Et, à la fin de cette dictature en 1986, cette puissance publique en
retard d’une ère par rapport aux aspirations démocratiques des citoyens peine à
légitimer son pouvoir de contrainte en raison de ces carences quant à la
protection des droits civils et politiques (A) et à l’effectivité des droits
économiques et sociaux (B).
A-
Les
carences de la puissance publique dans la protection des droits civils et
politiques
Le
pouvoir de police et ses prérogatives (le privilège du préalable et la décision
exécutoire) accordées à la puissance ne se justifieraient pas s’il n’avait pas
comme finalité l’ordre public défini par la sécurité, la sûreté, la salubrité,
la tranquillité publique (la police administrative générale). Ce sont là les
conditions basiques nécessaires à la jouissance des libertés fondamentales. La
nouvelle conception de la puissance publique issue de la génération de la
l’après guerre va intégrer dans les constitutions les droits fondamentaux pour
faire du citoyen créancier de ces droits et de la puissance publique le
débiteur. La puissance étatique s’oblige non seulement de abstenir des
violations des droits et libertés fondamentaux de la personne, mais de protéger
ces droits contre l’action d’un tiers. L’Administration est donc la première
protectrice des droits et libertés fondamentaux.
Dans
cette optique, les prérogatives de puissance publique accordées à
l’Administration doivent être vues comme des moyens et non comme des fins. La
puissance publique de l’Etat haïtien est donc un moyen pour l’accomplissement
d’une mission d’intérêt général et non un attribut immanent de l’Etat au grand
dam de la théorie de la puissance publique de Maurice Hauriou. Si en Europe
cette instrumentalisation de la puissance publique est réalisée par la
responsabilisation de cette dernière devant les tribunaux avec l’insertion dans
le droit positif de la notion d’« obligation positive » de l’Etat, en
Haïti la protection juridictionnelle des droits et libertés souffre de grandes
carences qui constitue un répertoire d’action exploité politiquement par les
organisations non-gouvernementales de défense des droits de l’homme, nationales
et étrangères.
La faiblesse de la protection
juridictionnelle des droits et libertés fondamentaux
peut s’expliquer d’un côté par l’atrophie de la justice administrative dans le
pays. En effet, il n’existe qu’une seule instance juridictionnelle des conflits
administratifs dans le pays : la Cour Supérieure des Comptes et du
Contentieux Administratif (CSC/CA) qui connait pas mal de recours en dernier
ressort. Il faut donc se demander de quoi il en est de l’effectivité de
l’exercice du recours pour excès de pouvoir, un mécanisme essentiel dans la
protection de l’Etat de droit. D’un autre côté, c’est l’effectivité de la
protection venant du juge judiciaire qui est mise en cause. La délicatesse de
la menée de l’action publique par l’Administration, dont les prérogatives de
puissance publique à elle accordées en sont le témoignage ne dissout pas la
sacralité des droits et libertés fondamentaux. Ainsi la protection de certaines
libertés est accordée au juge judiciaire plutôt qu’au juge administratif, lui-même
jugé trop proche de l’Administration. Là encore le caractère onéreux des
procédures judiciaires est une véritable ombrelle anti-procès sur la tête de
l’Administration. Un fait permet de soutenir la thèse de cette paralysie
technique de la protection juridictionnelle des droits et libertés fondamentaux
tant par le juge administratif que par le juge judiciaire : l’absence de
procès en responsabilité fait à l’Etat pour ces violation des droits et
libertés fondamentaux dans les milieux carcéraux et hospitaliers.
Le milieu carcéral n’est pas un
espace de non-droit pour la personne humaine ni moins un endroit de plein-droit
pour la puissance publique. Si la jouissance de certain droit dont l’individu
est titulaire est temporairement suspendue, il reste titulaire du droit à la
vie entre autre. Divers rapports d’organisations non-gouvernementales de défense
des droits de l’homme ont pu faire état sans être contredites des violations
des droits de la personne dans les milieux carcéraux haïtiens. Cependant rarissime
sont les procès faits contre l’Etat pour ces violations.
La responsabilité de l’Etat haïtien pour
les dommages causés par le personnel médical dans les établissements
hospitaliers publics n’est-elle pas un concept méconnu par les usagers du
service public médical ? L’opacité médicale dans laquelle les citoyens
sont traités dans ces différents établissements laisse perplexe sur les cas de
morts assez fréquents recensés et souvent imputés par les ayant-causes des
victimes à des fautes de service ou de fautes personnelles. Mais ce qui
inquiète dans tout cela c’est la complaisance, propre au personne privée, de
l’Etat dans l’immunité juridictionnelle que lui procure l’ignorance par les
patients de ce droit à une action judiciaire en responsabilité contre ce dernier
pour obtenir un dédommagement pour le préjudice subi.
Cet état d’insouciance endémique de
l’Etat haïtien face aux
droits du citoyen est la structure d’un formatage
empirique du concept d’Etat dans l’inconscient collectif. Ces exercices directs
et fréquents de la souveraineté interne de l’Etat par le peuple, dont on est
habitué, peut s’expliquer par la distance entre l’Etat constitutionnel haïtien et
l’Etat réel en matière des droits et des libertés. C’est un bilan d’impuissance
dont le volontarisme populaire entend souvent pallier dans un esprit de
sanction des carences de la puissance publique. Si la violation ou
ineffectivité des droits civils et politiques sont de véritables faucheuses de
la puissance de l’Etat l’ineffectivité des droits économiques et sociaux est
tout aussi révélatrice de cette impuissance.
B-
Les carences
de la puissance publique dans l’effectivité des droits économiques et sociaux
La
pensée néolibérale, en contestant de plus en plus l’exorbitance des moyens
d’action de l’Etat, au nom des libertés individuelles, initie une logique de
rationalisation-justification de la puissance publique. En allant jusqu’à
camper théoriquement les libertés
individuelles face au service public requérant plus d’Etat, l’économie
néolibérale tend à faire des droits économiques et sociaux consacrés dans la
Constitution le strict champ d’intervention de l’Etat en puissance dans le
socio-économique. Tout en s’abstenant de nuire à la liberté du commerce et
d’entreprise, de se comporter comme une personne privée dans le marché, l’Etat
s’oblige aux droits économiques et sociaux qui nécessitent la mobilisation de
moyens de police (générale et spéciale) mettant en cause la puissance publique
et des moyens matériels où cette puissance continue à s’exprimer dans le
pouvoir fiscal de l’Etat.
Mais l’Etat haïtien peut-il se
vautrer dans le lit douillet de la théorie du non-interventionnisme de l’Etat
au profit d’un libéralisme de marché qui serait, dans l’univers des intérêts
particuliers, l’angelus rector qui
veille à l’harmonisation des égos dans le sens de l’intérêt général ? L’encart
que subit Haïti par rapport aux grands flux économiques met la puissance
publique à l’écart du déterminisme traditionnel du marché sur le rôle de l’Etat
dans la société. L’Etat haïtien ne peut donc être non-interventionniste que par
effet de perspective. Cette tiédeur politique de l’Etat se traduit dans les
droits économiques et sociaux (le droit à l’instruction, au travail, à la
santé, au logement) par l’institution d’une opposabilité douteuse de ces droits
à l’encontre de l’Etat, dans l’état actuel de l’ordonnancement juridique haïtien.
Cette position idéologique du juridisme anti-étatique de la Post-Deuxième-Guerre-Mondiale
faisant de la menace étatique aux droits civils et politiques la seule vraie
menace, laisse les droits économiques et sociaux comme des vœux pieux car
n’entrant pas dans l’opposition Etat/individu.
Le
problème de la positivité des droits économiques et sociaux évoquée fréquemment
pour tolérer les manques de diligence de l’Etat devait pouvoir être couverte en
Haïti par l’enjeu de la légitimation démo-libérale pour la puissance publique
dont leur effectivité est un atout. Le droit des consommateurs, le droit de la
concurrence, le droit du travail, sont des fenêtres qui permettent d’enquérir
sur l’impuissance de l’Etat quant à la défense de l’intérêt général et au
renforcement de la perception populaire d’un Etat impuissant. Ainsi, concernant
les droits économiques et sociaux, c’est autant la capacité de l’Etat à
justifier les pouvoirs exorbitants qu’on lui reconnait que son rôle dans
l’encadrement des rapports de pouvoir de fait entre les particuliers qui est le
baromètre de l’effectivité de la puissance publique.
En
effet, le pouvoir n’existe pas qu’entre l’Etat et l’individu. Il existe aussi
entre particulier et particulier. Et dans ce cadre privé, il y a des rapports
de pouvoir qui sont établis et réglementé par le droit, mais aussi d’autres qui
sont des rapports de pouvoir de fait comme le pouvoir de fait du vendeur sur le
consommateur, celui du patron sur l’employé ou encore celui des opérateurs
économiques les plus forts sur les plus faibles. Dans ces types de rapport où
l’on ne peut identifier l’opposition entre l’Etat et l’individu, est pourtant
en jeu la puissance publique. Etant que
seul détenteur de pouvoir dans la société en principe, et distributeur exclusif
de pouvoir dans les rapports privés, lorsqu’apparait dans ces rapports privés
des situations créatrices de pouvoir de fait au profit d’un particulier et
contre un autre la souveraineté de l’Etat se voit dans sa capacité à encadrer
l’exercice de ce pouvoir pour empêcher des atteintes à la libertés du commerce
comme l’Entente, l’Abus de position dominante, l’Exploitation abusive de dépendance
économique, ou le Prix abusivement
bas. De même, la puissance publique se doit de protéger le droit au travail
de l’employé par la formalisation et la procéduralisation des actes de chacun
des parties dans un contrat de travail.
Le cadre économique néolibérale de la
Constitution de 1987 où, l’on demande à l’Etat d’être un Etat-arbitre, qui ne
peut légalement intervenir dans le marché qu’en se comportant comme un simple
opérateur économique, entend réaliser certains droits économiques et sociaux
par la sous-traitance de la main invisible du marché. Le faible encadrement de ces
rapports inter-particuliers susceptibles d’être des foyers d’atteintes aux
droits des individus ou les tolérances étatiques de l’ineffectivité des textes
existants impose à se poser la problématique de l’effectivité de la puissance
publique haïtienne comme seul pouvoir normateur et seul pouvoir contraignant du
territoire sur quoi s’exerce juridiquement la souveraineté de l’Etat. L’impuissance
de l’Etat dans les domaines du droit des consommateurs, du droit du travail, du
droit de la concurrence garants d’une bonne part des droits économiques et
sociaux est de fait et de droit. A un manque de moyens juridique s’ajoute un
manque de moyens matériels.
Aujourd’hui
nombre de faits laisse subsister une certaine perplexité sur la monopolisation
effective de la violence légitime par l’Etat : absence totale de la force
publique dans certaines zones du pays, l’impuissance cuisante de la force
publique dans certaines zones de la périphérie immédiate de l’Etat central,
l’incapacité de l’Etat haïtien à assurer efficacement la police générale dans
le sens du droit administratif, et surtout les actions sporadiques de groupes
armées à revendications diverses, la méfiance et le délaissement des voies
institutionnelles par la population pour la résolution des problèmes de toutes
sortes rencontrés sont des symptômes quotidiens de cette impuissance d’un Etat
qui en plus n’arrive pas à justifier les prérogatives et privilèges à lui
accordées par sa carence à rendre effectifs les droits et libertés de sa
population.
Me Emmanuel RAPHAEL, Av.
Détenteur d'un Master 2 en Droit public
approfondi à Grenoble
2, France
Professeur à l’Université d'Etat
d'Haiti
Membre de l'Observatoire Haïtien du
Droit Public et des Politiques Publiques
(+509) 3676-3981
[1] Wargny Christophe, Haïti n'existe pas. 1804-2004
: deux cents ans de solitude, Paris, Autrement « Frontières », 2008
2 Leslie Péan, L’Etat marron, Paris,Tome II,
maisonnoeuvre et Larose, 2005
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